Chaque année c’est la même rengaine : quand sont publiés les classements des marques les plus référencés par les rappeurs, Gucci s’arroge systématiquement ou presque la première place.
Mieux, quand l’année dernière Genius a compilé dix ans de textes pour designer la marque la plus populaire de la décennie, Gucci est arrivé en tête avec 12 282 mentions (!), coiffant sur le poteau les mastodontes Nike et Mercedes Benz.
Il est vrai que sans même rentrer dans le détail des chiffres, ce résultat semble tomber sous le sens, tant sitôt évoquée la maison italienne viennent spontanément à l’esprit quantité de rimes à sa gloire.
C’est Future qui se vante d’avoir couché avec la go d’un autre en claquettes Gucci sur Thought It Was a Drought… C’est 2Chainz qui clame solennellement vouloir être enterré dans un magasin Gucci sur Birthday Song… C’est Chief Keef qui liste les contrefaçons Gucci dans le top des choses qu’il n’aime pas sur le remix de I Don’t Like… C’est Lil Pump qui répète frénétiquement 54 fois Gucci en deux minutes et quatre secondes sur Gucci Gang… C’est Lil Nas X qui parade en chapeau de cowboy Gucci sur Old Town Road... Ce sont les Migos qui ont eux carrément enregistré un morceau intitulé I’m Gucci...
La liste est sans fin.
Un parfum d’aristocratie, un zeste d’excentricité
Évidemment une telle omniprésence s’explique en partie par la manière dont le nom sonne à l’oreille (deux syllabes très courtes et très musicales) et la facilité avec laquelle il est possible de le placer dans un couplet – là où citer Yves Saint Laurent ou Louis Vuitton se révèle déjà plus technique.
Ce n’est cependant pas la seule raison, ni même la raison principale.
L’amour inconditionnel que les rappeurs portent à Gucci tient en effet à l’identité même de la marque. Ou pour le dire plus précisément, dans la double identité de la marque, tant Gucci joue à la fois la carte de la respectabilité et celle de l’audace, pour ne pas dire de l’ostentation, deux variables auxquelles les rappeurs sont extrêmement sensibles.
Petite entreprise créée au début des années 20 dans le nord de l’Italie, Gucci était à la base spécialisée dans la maroquinerie à destination d’une clientèle extrêmement aisée. Il faut ensuite attendre 1953 pour que sa première boutique ouvre ses portes sur le sol américain, avant que dans les années 60/70 se fixe pour de bon l’image aux yeux du grand public. Avec d’une part une l’avènement du célèbre logo GG, et de l’autre, la diversification de son offre : des produits tous positionnés sur le créneau premium (montres, foulards, accessoires de voyages, habillage d’automobiles…).
[Oui, il fût un temps où l’industrie du luxe ne générait pas l’immense majorité de son chiffre d’affaires en refourguant du vulgaire merch…]
C’est ainsi que lorsque le hip hop commence à prendre de l’ampleur dans la seconde partie des années 80, les rappeurs jettent naturellement leur dévolu sur Gucci, tant pour son côté « ancêtre au roi » que pour son côté immédiatement reconnaissable.
S’afficher en rouge et vert, c’est au même titre que porter des bijoux ou conduire une grosse voiture, signifier sa réussite matérielle aux yeux des autres.
Et puis Dapper Dan est arrivé.
Né Daniel Day, il ouvre à Harlem en 1982 la Dapper Dan’s Boutique, un magasin de vêtements d’un genre nouveau où il personnalise à des pièces de streetwear avec les monogrammes des enseignes de luxe les plus prestigieuses – Versace, Vuitton, Chanel, Fendi, et bien entendu Gucci, la plus demandée de toutes.
« Il me suffisait d’avoir le tissu. À partir de là, je pouvais faire ce que je voulais » expliquait-il en 2015 dans le documentaire Fresh Dressed. « J’embellissais tout ce que les designers n’avaient pas. Je rendais ça plus black. À l’époque, tout ce que je voulais c’était servir ma communauté. Jamais je ne me suis imaginé l’impact de mes créations. »
Cette offre nouvelle attire rapidement une clientèle nouvelle très « new money » composée de rappeurs (Big Daddy Kane, KRS-One…), d’athlètes (Mike Tyson, le basketteur Walter Berry…) et, épidémie du crack oblige, de dealeurs (Alpo Martinez, Azie Faison…).
De fil en aiguille, certaines de ses pièces siglées Gucci se retrouvent sous le feu des projecteurs comme le haut de survêtement rouge de LL Cool J ci-dessus, ou les ensembles portés par Eric B et Rakim en 1988 sur la fameuse pochette de l’album Paid in Full ci-dessous.
L’amour vache
Malgré cet engouement sincère, chez Gucci on fait comme si tout cela n’existait pas.
Aucune reconnaissance, aucun deal, aucun partenariat, pendant de longues années le monde du luxe snobe du mieux qu’il peut, pour ne pas dire méprise, le monde du rap.
Ce statu quo va durer trois longues décennies.
Tandis qu’au début des années 2010 les lignes commencent timidement à bouger (cf. Kanye West ou A$AP Rocky qui se font désormais voir en public avec des créateurs), il faut attendre 2017 pour que le déclic se produise.
En mai 2017, lors du défilé de la collection 2018, Alessandro Michele, le directeur créatif de Gucci, présente un manteau en fourrure au volume de manches disproportionnés qui ne va pas sans rappeler un modèle similaire créé par Dapper Dan en 1989 pour la sprinteuse Diane Dixon.
Jugez plutôt :
Immédiatement accusé de plagiat sur les réseaux et dans la presse, devant le tollé suscité, Gucci opère alors un virage à 180°.
L’année suivante, la marque s’associe avec Dan pour inaugurer Dapper Dan of Harlem, son nouveau magasin de luxe à Harlem, puis collabore avec lui dans la foulée sur la collection A/W17 qui reprend la formule qui a fait sa renommée.
Ce succès d’estime ne suffit néanmoins pas à remettre les compteurs à zéro.
Invité cette même année dans l’émission Queen Radio de Nicki Minaj sur Apple Music, Swae Lee ne cachait ainsi pas son amertume quant à l’ingratitude de Gucci, résumant là le sentiment général du milieu.
« Ça fait trois ans que je mets du Gucci. J’ai peut-être dépensé plus de 200 000 dollars chez eux. Tous les rappeurs que je connais ont fait de même. Et bien, ils ne nous montrent aucun signe d’amour. On participe à booster leur valeur, mais ils ne nous envoient même pas une paire de chaussettes. Rien, même pas une réduction. »
Du coup lorsque début 2019 Gucci commercialise un col roulé pour femme au faux-airs de « black face », certains rappeurs comme T.I. ou Soulja Boy prennent très mal la chose.
[Ou feignent de très mal prendre la chose pour se mettre en scène, c’est selon.]
S’il est franchement très peu probable que Gucci se soit sciemment amusé à frayer avec ce genre de tabou, toujours est-il que la marque finit par « s’excuser profondément », avant de là encore, faire un pas en direction de la culture urbaine.
Comme une sorte d’évidence, Gucci recrute alors dans ses rangs… Gucci Mane !
Revenu de ses excès de conduite et de ses écarts avec la loi, non content de devenir le premier rappeur de l’histoire signé par Gucci, l’ami Radric Delantic Davis se retrouve au centre de sa nouvelle campagne de promotion.
Certes, quand bien même comme le concède volontiers l’intéressé « ce n’est pas comme si Gucci avait besoin de lui », et quand bien même l’opportunisme de la démarche saute aux yeux, l’évènement est de taille.
Qui sait, l’obsession des rappeurs pour Gucci n’en est peut-être qu’à ses débuts ?