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La petite histoire de la Air Force 1, la plus présidentielle des baskets

La petite histoire de la Air Force 1, la plus présidentielle des baskets

Le modèle souffle cette année sa quarantième bougie…

En 2022, qui n’a jamais acheté une paire de Air Force 1 ? Sneakerheads, fans de rap, fans de NBA, fashionistas, lycéennes, old timers, darons cool… c’est bien simple, depuis 1982, pas une seule sociologie n’y a échappé.

Phénomène tant culturel que commercial, le modèle doit évidemment cette immense popularité à la fluidité de sa silhouette lui permettant d’épouser toutes les modes et tendances. Mais pas que.

Plus encore que les Jordan ou les Converse All Star, les Air Force 1 sont en effet les sneakers qui ont peut-être le plus révolutionné les mentalités.

Et parti comme c’est parti, tout indique que celles que l’on surnomme les Uptowns, les Flaves, les Harlems, les Forces, ou encore les Ones, continuent de séduire de nouveaux marchés et de nouvelles générations.

Retour sur l’histoire d’une paire aussi incroyable que la paire elle-même.

Made in 1982

Tout commence à la fin des années 70, lorsque Nike, alors petite marque qui monte face aux gros poissons Puma et Adidas, décide de proposer une nouvelle paire pour la pratique du basketball.

Le succès de sa Blazer sortie en 1973 s’érodant, la firme de l’Oregon souhaite frapper un grand coup en intégrant sa récente technologie Air (une bulle de plastique remplie d’azote) à ce futur modèle.

Ainsi, non content d’être prévu pour être la seconde Nike Air ever après la Air Tailwind de 1979, ce dernier est prévu pour être le tout premier modèle Air dédié à la balle orange.

Ne reste plus qu’à lui trouver un designer.

Tandis qu’une première équipe est débauchée, très vite les difficultés se font sentir que ce soit sur les plans technique et esthétique. Dans ce qui commence à ressembler sérieusement à une impasse, Nike fait alors appel à un certain Bruce Kilgore.

Designer dans l’électroménager et l’automobile (on lui doit la Pontiac Fero ou la Chrysler K-Car), son profil l’incite à penser en dehors des sentiers battus.

Absolument pas convaincu par l’aspect des premiers prototypes qu’il compare à des « Bibendum Michelin », Kilgore reprend tout à zéro en allant chercher des sources d’inspirations pour le moins inattendues.

Désireux de maintenir au maximum la cheville sans pour autant rogner sur la flexibilité, il recycle en partie la fonctionnalité de la chaussure de randonnée Nike Approach. Et pour ce qui est de placer le coussin d’air sous le talon tout en conservant des proportions agréables à l’œil, le déclic lui vient en observant l’architecture de notre cathédrale Notre-Dame nationale.

Enfin, histoire de mettre le paquet sur l’amorti, les semelles extérieures sont moulées puis directement cousue à la paire – on parle de semelles cupsole ou concaves, un procédé rare pour l’époque, qui en sus accentue la résistance à l’abrasion.

C’est ainsi qu’après deux ans de travail, cette basket montante aussi sobre dans son aspect que sophistiquée dans sa technologie voit le jour.

Son nom ? Celui de l’avion qui transporte le président américain lors de ses voyages officiels, la Air Force 1. Une manière d’auréoler la paire d’un certain prestige, non sans introduire les notions d’altitude et de performance.

Non, les premières Air Force 1 n’étaient ni basses, ni blanches.

Le décollage

Pas encore roi du marketing, Nike inaugure ici une campagne promotionnelle d’un genre nouveau en jouant sur différents tableaux.

Tout d’abord, Phil Knight et ses potes teasent les foules avec une première publicité qui… ne montre même pas la paire ! Seul son nom apparaît en lettres capitales façon blockbuster.

En lieu et place, est annoncée « une chaussure tellement révolutionnaire que le basketball risque de ne plus jamais être le même ».

Ladite paire est ensuite révélée via une seconde affiche aux faux-airs de prospectus de la NASA. L’accent est cette fois mis sur ses caractéristiques techniques (plus de sécurité, plus mobilité, plus de confort, capacité de séparer les mers à la Moïse…).

Troisième étape, plus mainstream mais toujours axée sur la balle orange, Nike met en scène six basketteurs pros (Michael Cooper et Jamal Wilkes des Los Angeles Lakers, Moses Malone et Bobby Jones des Philadelphia 76ers, Calvin Natt et Mychal Thompson des Portland Trail Blazers) sur le tarmac d’une piste d’atterrissage.

Tous habillés de survêtements blancs, ils portent évidemment chacun des Air Force 1 aux pieds.

La collaboration avec « l’Original Six » ne s’arrête cependant pas en si bon chemin.

La saison suivante, Nike retouche un peu le modèle (ajout de trous d’aération sur la pointe, maille du panneau central remplacée par du cuir, coloration grise de la sangle), puis, coup de génie, le décline en version low.

Là encore précurseur en matière de buzz, la marque à la virgule équipe nos six lascars de modèles customisés aux couleurs de leurs franchises, inventant ce que l’on appellera des années plus tard les PE (« player-exclusive »).

La stratégie fonctionne au-delà de ses espérances, notamment grâce à Moses Malone.

Jouer le plus dominant de la ligue, il est en 1983 nommé pour la deuxième fois d’affilée MVP de la saison régulière (24,5 points, 15,3 rebonds de moyenne), avant de remporter le titre NBA.

La Air Force 1 devient de facto incontournable, et pas seulement chez les amateurs de sport.

Tout s’arrête !

Malgré ces débuts très prometteurs, Nike stoppe pourtant net la commercialisation de la Air Force 1 en 1984, deux petites années après son lancement. Une décision qui peut sembler incongrue de prime abord, mais qui en réalité tombe sous le sens à l’époque.

Dans un marché la sneaker qui n’a pas grand-chose à voir avec celui d’aujourd’hui, à de rares exceptions près, les modèles ont une durée de vie beaucoup plus courte : ils sortent et se font remplacer dans la foulée afin que la marque ne paraisse pas datée ou hors du coup.

[Bye, bye la Air Force 1 donc, et bonjour la Air Ship (également designée par Bruce Kilhore) et la Air Jordan, deux paires qui lui ressemblent quand même UN PEU.]

Mais là aussi, la Air Force 1 bouleverse la donne.

Cette rareté soudaine provoque en effet un regain de la demande auprès des passionnés (on ne parle pas encore de sneakerheads). Et parmi eux, trois responsables de boutiques spécialisées dans la basket de Baltimore (la ville de The Wire), Downtown Locker Room, Cinderella Shoes et Charley Rudo’s Sports.

Persuadés que la Air Force 1 a encore de beaux jours devant elle, ils arrivent à convaincre Nike de continuer à les approvisionner en exclusivité. La marque accepte, à ceci près qu’elle exige que chaque enseigne s’engage à commander 1 200 exemplaires des deux nouveaux coloris qu’elle compte leur livrer – bleu royal/blanc et marron chocolat/blanc.

Contre toute attente, ces derniers trouvent preneurs en quelques semaines à peine, les clients se pressant de tous les coins de la côte Est. Ni une, ni deux, les trois boutiques s’empressent de passer un second deal avec Nike.

Chaque mois est ainsi proposé un coloris inédit dans le cadre de l’opération qu’ils baptisent The Color of the Month Club.

Baltimore se mue alors en épicentre de la culture sneakers et donne naissance sans le savoir aux collab’ et aux éditions limitées !

Mieux, un an plus tard, Nike fait ses calculs et remet sur le marché la Air Force 1 aux États-Unis*, un move accueilli avec un certain scepticisme dans l’industrie.

Quel peut bien être l’intérêt de ressortir une paire déjà sortie ? Qui plus est désormais dépassée sur le plan technique ? Et pourquoi diable dépenser en sus de l’argent pour convaincre les consommateurs de racheter un modèle qu’ils ont déjà eu ?

Autant de questions jugées complètement idiotes en 2022, à ceci près qu’en 1986 aucune sneaker n’avait jamais bénéficié de ce que l’on n’appelait pas encore une rétro.

Car oui, bien avant les Air Jordan et les Air Max, ce sont les Air Force 1 qui ont initié le mouvement !

* L’Europe attendra elle 1995

Et la perfection fut

Si très logiquement les nouveaux colorways se multiplient, il faut étonnamment patienter de longues années pour que la Air Force 1 blanc sur blanc basse débarque en rayons.

Combien d’années exactement ? Personne ne le sait précisément, y compris chez Nike, l’information s’étant vraisemblablement perdue.

Plusieurs indices tendent toutefois à penser qu’elle aurait été commercialisée aux alentours de 1995 – soit tout de même plus de dix ans après la création du modèle original, et bien après les douteuses Air Force II (1987), Air Force III (1988), Air Force STS (1989), Air Force V (1990), Air Force 180 (1992) et Air Force Mids (1994), une variation du mythe pas toujours considérée comme canonique par les puristes.

Cf. notamment la ligne « For all my niggas with the all-white Air Force 1s and black guns » de Jay Z sur Can I Live II, un morceau dévoilé en 1998 mais supposément enregistré en 1996 pour son premier album Reasonable Doubt.

Toujours est-il que celles que l’on n’appelait pas encore les « coke whites » sont rapidement adoptées par la scène rap newyorkaise, Harlem en tête.

Tandis que la Air Force 1 était déjà des plus populaires dans l’arrondissement (en 1988, les locaux Bob Base & DJ E-Z Rock ont été les premiers à l’arborer sur une cover avec leur single It Takes Two), la Low blanche devient un must pour tous les huslters du coin, les Diplomats de Cam’ron ou Dame Dash s’en faisant les plus fervents ambassadeurs.

Preuve de son implantation à Harlem, l’impétueux patron de Roc-A-Fella a récemment confié que si le courant est si bien passé avec Jay Z lorsqu’ils ont été présentés, c’est parce que, bien que le futur mari de Beyoncé soit originaire de Brooklyn, « il portait des Airs ».

De là, la mode commence à se répandre dans tout le pays, de Detroit à Los Angeles en passant par Atlanta.

Et puis en 2002, vint Nelly.

« Donne-moi deux paires »

Candidat au titre de rappeur le plus vendeur du début de siècle, il sort en troisième single de son album Nellyville l’hymne Air Force Ones qui se classera numéro 3 des charts US.

Paradoxalement, si la Low White est la paire vedette du clip et du morceau, de l’aveu même de Nelly, elle n’était à l’époque pas nécessairement en vogue dans le Midwest.

« Elle était surtout portée par le personnel hospitalier. Chez nous, comme dans le sud avec Cash Money, c’était les Reebok Classic qui étaient les baskets blanches reines. »

Cela n’empêche cependant pas le Saint Lunatic de parfaitement traduire sur disque la peur chronique que partagent tous les possesseurs de « white-on-whites » : celle de la première tâche ou éraflure, celle-là même qui acte le deuil de sa nouvelle paire – « The only problem they only good for one night/Cause once you scuff ‘em you fucked up your whole night »

Car oui, contrairement aux Vans ou aux Stan Smith qui supportent un peu d’usure et de vécu, une Air Force 1 se porte immaculée ou ne se porte pas.

C’est donc sans une once d’ironie que Nelly et sa bande enjoignent leur public de les acheter au minimum en double (« I said give me two peerrrs (cause) I need two peerrrs »), à la grande satisfaction de Nike qui en profite pour s’associer à ce succès… et augmenter ses tarifs.

« Ils nous ont financés. Ils ont financé en partie notre tournée. Ils ont financé la Air Force 1 géante gonflable quand nous jouions dans un stade. Ils nous ont fourni quantité de paires, pendant un certain temps en tout cas. En revanche, au tout départ, elles coûtaient 59,99$. Huit mois plus tard, elles coûtaient 100$. Pour ça, nous n’avons rien touché. »

S’il est hautement improbable que le département marketing de l’équipementier n’ait jamais imaginé utiliser la culture rap pour promouvoir la Air Force 1 à grande échelle, il n’empêche que grâce à elle, les ventes explosent : à en croire Matt Powell, l’un des insiders les mieux informés du monde de la sneakers, le modèle s’écoule en 2005, 2006 et 2007 à plus de dix millions d’exemplaires !

Peut-être plus impressionnant encore, ce raz de marée entraîne l’arrivée sur le marché de pléthore d’imitations plus ou moins heureuses.

C’est Reebok qui sort ses I3 Pressure, supposément pour empêcher leur signature Allen Iverson de se faire voir en Air Force 1. C’est Birdman, n’aimant rien tant que de se faire de l’oseille en mettant des douilles, qui sort en partenariat avec Lugz ses Stunnas. C’est la cultissime (et rarissime) Ari Menthol 10’s qui voit le jour à 252 petits exemplaires. C’est BAPE bien évidemment qui sort sa fameuse Bapesta au swoosh transformé en étoile (la rumeur veut que Nike se soit découragé de poursuivre la marque en justice devant la complexité du droit japonais). C’est Soulja Boy qui sort ses tristement célèbres Yums qui copient/collent la Bapesta…

Bref, à l’aube de son vingt-cinquième anniversaire, la Air Force 1 est partout.

25 !

Ainsi, quand en 2007 vient le moment de célébrer son quart de siècle, Nike met les petits plats dans les grands.

Niveau design, outre le fait que le ‘Deubré’ (le médaillon en bas des lacets des Low sur lequel est inscrit ‘AF-1 82’) passe d’une forme circulaire à une forme rectangulaire, un nouveau coloris est mis au point, le « whiter than white », le « plus blanc que blanc ».

Niveau marketing, Nike convie les plus grosses stars NBA du moment pour dupliquer sa campagne publicitaire de 1982 – LeBron James, Kobe Bryant, Tony Parker, Steeve Nash, Shawn Marion, Jermaine O’Neal, Amar’e Stoudemire, Chris Paul, Paul Pierce et Rasheed Wallace (qui sur les terrains joue pour de vrai en Air Force 1).

Puis, comme pour acter le changement d’époque, la marque réunit en studio Rakim, Kanye West, Nas, KRS-One et DJ Premier pour enregistrer Classic (Better Than I’ve Ever Been), une ode on ne peut plus « hashipéhashopé » à la plus présidentielle des baskets.

Autre axe enfin, deux décennies après l’invention des customs Louis Vuitton et Gucci par Dapper Dan, le célèbre coutrier d’Harlem, Nike investit officiellement le créneau premium avec la Masterpiece, une Air Force 1 à 2 000 dollars cousue main dans des matériaux de luxe.

À chacun sa Air Force 1

Élevé au rang d’objet de consommation de masse, dans les années 2010, la Air Force 1 réussit à se renouveler sous l’influx des collab’.

Certes, la tendance n’est pas nouvelle (on dénombrait à l’époque déjà plus de 2 000 variations de la paire), mais ces dernières tenaient auparavant plus du marché de niche (les Air Force Roc-A-Fella, les Air Force Clark Kent, les Air Force Eminem, les Air Force Booba…).

Dans la lignée de la Masterpiece, à compter du trentième anniversaire de la Air Force 1 en 2012, Nike se met à explorer des contrées jusque-là inédites en s’acoquinant avec des poids lourds de la mode comme Supreme, Kith, Swarovski, Comme des Garçons ou Givenchy (photo ci-dessous).

Cette montée en gamme assumée permet de maintenir en permanence la hype.

De leur côté, les rappeurs de la nouvelle vague n’y trouvent rien à redire, bien au contraire : ils font honneur aussi bien à ces collaborations « luxury » qu’aux Air Force 1 traditionnelles (Chief Keef toujours en Low avec ses ensembles True Religion, A$AP Rocky qui remet au goût du jour les Mids…).

Loin d’ailleurs de privilégier une stratégie à une autre, Nike fait feu de tous bords en inondant le marché de nouvelles shapes (la Pixel et sa semelle compensée, l’Experimental, la Shadow et ses patchs, la Lunarlon, la Slim…) et en démarchant sans cesse de nouveaux partenaires (Travis Scott en 2017, Off-White en 2019, Virgil Abloh en 2022…).

Hier trait d’union entre le sportswear et le streetwear, aujourd’hui passerelle entre le streetwear le monde du luxe, la Air Force 1 continue donc à faire bouger les lignes.

Après quarante ans d’existence, l’exploit n’est pas mince.

Et rien n’indique que la success story prenne fin prochainement.

Qu’importe que les nouvelles générations ignorent que la paire était autrefois portée sur les terrains de basket ou par les rappeurs les plus illustres de leur temps. Qu’importe que les prochaines générations oublient les challenges TikTok qui les mettent actuellement à l’honneur.

La Air Force 1 n’est pas une mode, c’est un monument.

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