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True Religion, la marque de fringues que plus aucun rappeur ne porte

True Religion, la marque de fringues que plus aucun rappeur ne porte

10 mai 2013. True Religion Apparel Inc. confirme officiellement son rachat par la firme d’investissement TowerBrook Capital Partners pour la somme astronomique de 835 millions de dollars !

À titre de comparaison, quand, en 2007, Jay Z a conclu le plus gros deal l’histoire du rap en revendant sa marque de fringues Rocawear, le montant de la transaction n’était « que » de 204 millions de dollars.

Bien connu du milieu de la mode pour avoir par le passé déjà pris le contrôle de Jimmy Choo, Odlo ou Phase Eight, TowerBrook Capital Partners n’a évidemment pas agi sur un coup de tête. À l’instant T, True Religion n’est en effet pas juste une marque de plus en vogue, c’est LA marque en vogue.

Son logo en forme de Bouddha qui joue de la guitare acoustique et ses fers à cheval brodés sur les poches arrière de ses jeans sont depuis quelques saisons omniprésents dans les garde-robes des célébrités, que ce soit chez les habituées des tabloïds (Paris Hilton, Britney Spears, Lindsay Lohan…), les acteurs et les actrices (Gwyneth Paltrow, Bruce Willis, toute la distribution de la série Desperate Housewives…), ainsi que l’entièreté du rap mainstream (Kanye West, Nicki Minaj, Future, Jim Jones et les Black Eyed Peas l’ont citée dans leurs textes, Chief Keef lui a dédié l’hymne True Religion Fein, 2 Chainz a carrément intitulé l’une de ses mixtapes T.R.U. REALigion et a fait de l’ad lib « TRUUU » sa carte de visite…).

Surfant sur cette hype sans précédent, True Religion a triplé son chiffre d’affaires de 2007 à 2012, allant jusqu’à générer 490 millions de dollars par an.

L’avenir s’annonçait donc des plus radieux, la success story semblant même n’en être qu’à ses prémisses.

Ou pour citer Lynne Koplin, fraîchement nommée présidente directrice générale : « Cet investissement de TowerBrook nous permettra de maintenir notre leadership sur le marché sur le long terme. Le prochain chapitre de notre histoire sera, nous n’en doutons pas, des plus fructueux, tant pour nos employés que pour nos clients et nos actionnaires. »

Sauf que bon, la suite ne s’est pas spécialement déroulée comme prévu. Banqueroutes, fermetures, restructurations… ce fut même tout l’inverse qui s’est produit, et ce, en quelques années à peine.

Comment ? Pourquoi ? Pour tout comprendre sur cet incroyable retournement de situation, reprenons tout depuis le début.

Tomber pour mieux se relever

New York, fin des années 90. Jeffrey Lubell, la quarantaine joyeuse, « mec rock’n’roll » fan des Grateful Dead, des Rolling Stones et de Joni Mitchell, commence à se dire, après avoir passé deux décennies à bosser pour d’autres dans l’industrie de la mode, qu’il serait temps qu’il se mette à son compte.

Il convainc sa femme Kymberly de sauter le pas, et quelques mois plus tard, le couple crée deux marques de jeans, Bella Dahl et Jefri Jeans. Leur relative inexpérience dans l’entreprenariat leur vaut toutefois de connaître de sérieuses difficultés financières, tant et si bien que très vite ils se font racheter par un duo d’investisseurs, Kerry et Steve Jolna.

Pas découragé pour autant, Jeffrey décide de rebondir en 2000 en utilisant une partie des fonds mis à leur disposition pour fonder une nouvelle marque, Hippie Jeans. Les frères Jolna ne l’entendent cependant pas de cette oreille et poursuivent les deux tourtereaux en justice pour rupture de contrat, concurrence illégale et infraction à la propriété intellectuelle.

Kym et Jeffrey contre-attaquent, s’estimant injustement dépossédés de « leurs enfants ». S’ensuivent deux années de procédure judiciaire qui se terminent le 28 janvier 2002 par la victoire des frères Jolna.

Qu’à cela ne tienne, les Lubell en ont encore sous le pied et émigrent en Californie, des rêves plein la tête.

« Avec mes deux précédentes marques, j’ai fait des erreurs » admettra Jeffrey. « En repartant à zéro, je me suis dit que je préférais tout faire moi-même plutôt que de me taper un partenaire qui, parce qu’il a investi de l’argent, se permet d’avoir un avis sur tout. »

Le couple met ainsi sur pied la société de gestion Guru Denim Inc., une structure qui va leur permettre de lancer en décembre 2002 une nouvelle marque qui n’appartient qu’à eux, True Religion.

La religion du jean

Très vite, les différentes pièces du puzzle se mettent en place.

Jeffrey et Kym Lubell déposent leurs valises dans la petite ville de Manhattan Beach (35 000 habitants), recrutent un designer et un chargé de production, et se mettent sans plus attendre à l’ouvrage.

Leur credo ? Des jeans, encore des jeans, toujours des jeans.

« La seule vraie religion dans le monde, ce sont les gens. Et partout dans le monde, les gens portent des jeans. À nous de nous concentrer sur la coupe, la qualité et le style pour qu’hommes et femmes se sentent le mieux possible dedans. »

Pour atteindre cet objectif, True Religion mise d’entrée de jeu sur le premium avec des jeans coûtant entre 170 et 300 dollars – des prix particulièrement élevés pour l’époque, très éloignés de ceux proposés par la concurrence.

Jeffrey Lubell n’en a cure. Ce qui compte pour lui, c’est d’abord la qualité du produit. Le reste ne vient qu’après.

« Si vous voulez acheter du pas cher, allez chez Wal-Mart ou chez Target » s’agace-t-il.

Outre la qualité du tissu vendu comme supérieur, et de surcroît « made in USA », l’idée est que le consommateur bénéficie d’un produit reconnaissable au premier coup d’œil.

Il y a donc ces coutures très épaisses, les fers à cheval, et bien sûr, le fameux Bouddha « World tour » qui apporte une touche new age à l’ensemble.

L’un dans l’autre, True Religion c’est le textile un peu cool, un peu vintage, un peu cowboy, qui s’adresse à tous les imaginaires.

La formule plaît, et en moins de deux ans, les résultats se font spectaculaires.

Le monde chico

Après une année 2003 confidentielle (2,4 millions de dollars de ventes assortis d’un léger déficit), True religion éclot réellement en 2004 (27,6 millions de dollars de ventes, 4,2 millions de bénéfices), avant d’exploser en 2005 grâce à une série de deals à l’international. Distribué au Japon, au Canada, en Italie, en Allemagne, en Australie et en Nouvelle-Zélande, ses ventes dépassent la barre des 100 millions de dollars, tandis que son bénéfice frôle les 20 millions de dollars !

Adoubé dans la presse spé (Vogue, Elle, Harper’s Bazaar…), True Religion débarque dans la cour des grands et commence à vendre ses vêtements dans les chaînes les plus prestigieuses du pays afin de capitaliser sur son côté élitiste (Nordstrom, Saks Fifth Avenue, Bloomingdales…).

Sa progression ne s’arrête toutefois pas là.

Après l’inauguration d’un premier magasin dans son fief de Manhattan Beach en 2005, fort de ses moyens nouveaux, True Religion inaugure une politique d’expansion des plus agressives : quatre ans plus tard, la marque possède plus de 100 points de ventes répartis aux quatre coins du globe.

Mieux, chacun de ces magasins participe à renforcer son identité avec un décor là encore immédiatement reconnaissable : des boiseries partout, du plancher et une ambiance mi-zen, mi-saloon.

Brillant de mille feux au début des années 10, True Religion se permet non seulement de regarder droit dans les yeux tous les gros noms du denim (G-Star, Diesel, Levis Strauss…), mais peut à terme raisonnablement espérer de tous les dépasser.

« Toute personne sur Terre un brin dans le coup est un client potentiel de True Religion » résume Jeffrey Lubell.

Les premiers nuages, puis la tempête

Si en public l’ambiance est à la fête, en coulisse plusieurs voyants se mettent à clignoter, à commencer par le divorce de Jeffrey et Kym en 2007 après 20 ans de vie commune (le départ de Kym quelques mois plus tard scellera la fin d’une époque), ou en 2009 l’échec de True Religion à pénétrer le marché asiatique malgré des investissements conséquents.

Rien d’extrêmement alarmant en soi, si ce n’est qu’un vent d’inquiétude commence à se faire sentir lorsqu’en 2011, pour la première fois de son histoire, les profits ne progressent pas aussi rapidement que l’année précédente.

Désireux de rester dans une bonne dynamique, investisseurs et actionnaires poussent le président Mike Egeck au départ. C’est malheureusement l’effet inverse qui va se produire.

Résolument opposé à ce licenciement, Jeffrey Lubell rentre en guerre avec ces derniers. Toujours plus branché mode que business, comme avec les frères Jolna, il est défait.

Non reconduit à son poste de directeur de la création en 2012, il quitte la compagnie – en échange cette fois d’un package de six millions de dollars en guise de lot de consolation.

Lynne Koplin est ensuite nommée directrice générale par intérim. Un an plus tard, TowerBrook Capital Partners entre dans la danse.

L’ironie de la chose, et la cause du drame qui s’annonce, c’est qu’en dépit du départ de ses fondateurs et des velléités réformatrices affichées, True Religion s’arrime à la formule qui a fait son succès depuis bientôt une décennie.

Dans un univers de la mode en proie à un changement drastique des tendances et des comportements, cet immobilisme ne pardonne pas.

Concurrencé par le pas cher (la fast fashion) et le confortable (le sportswear), True Religion est en sus attaqué sur son propre terrain, celui des jeans à plusieurs centaines de dollars, par l’avènement des « luxury brands » à la Balenciaga, Fear of God & Co.

Pire, engoncé dans ses veilles pratiques, True Religion néglige complètement le virage du e-commerce avec un site internet et un marketing d’un autre âge – en 2010, les commandes en ligne généraient moins de 3% de son chiffre d’affaires…

Résultat, en quelques années, c’est tout l’édifice qui s’effondre.

Déficitaire à hauteur de 78 millions de dollars rien que sur 2016, True Religion cumule un total de 471 millions de dollars de dettes (!) et n’a d’autre choix que de se déclarer en faillite à l’été 2017.

Le grand huit

Contre toute attente, le move s’avère particulièrement réussi.

Désireux de sauver le navire, TowerBrook revend la quasi-totalité de ses actions pour injecter un maximum de liquidités dans la machine, tandis qu’un nouveau partenaire entre danse, la banque Citizens, qui investit une centaine de millions de dollars.

Réduite à 120 millions de dollars, la dette est rééchelonnée jusqu’en 2022.

Bien que pas encore sorti d’affaire, True Religion évite de mettre la clef sous la porte.

Pas de chance, l’épidémie de Covid-19 stoppe net cette belle dynamique. Le ralentissement global de l’économie lui vaut d’enregistrer 50 nouveaux millions de pertes en 2019. Pour la seconde fois, True Religion connaît les affres de la banqueroute en avril 2020.

Ce coup du sort amorce cependant la vraie renaissance de la marque.

Nommé à la tête de la société en octobre 2019 après avoir servi comme cadre entre 2006 et 2010, Michael Buckle opère cette fois un véritable changement de cap. Conscient que jouer la carte de la nostalgie n’est pas suffisant, il opte pour une baisse drastique des prix et un renouveau des designs.

« Il était impératif pour nous d’écouter ce que nos clients avaient à nous dire. Ce qu’ils voulaient, d’où ils venaient, ce qui les intéressaient. À partir de là, il a fallu nous repositionner. Oui, True Religion est vendu moins cher qu’il y a dix ans, mais la marque n’a pas pour autant perdu sa symbolique. »

C’est d’ailleurs dans cette optique de concilier le présent et le passé que True Religion s’est offert en 2021 une collaboration qui a beaucoup fait parler avec Supreme, puis a célébré cette année en grande pompe son vingtième anniversaire en faisant poser Chief Keef dans ses publicités.

Réchappé in extremis du club des ringards à la Juicy Couture et Ed Hardy, True Religion s’enorgueillit désormais d’un chiffre d’affaires qui flirte avec les 200 millions de dollars.

Certes, chacun pensera ce qu’il voudra des récentes collections que beaucoup qualifient de merguez, certes, les chiffres ne sont pas ceux des années fastes, mais Michael Buckle préfère voir le verre à moitié plein.

« Ce que nous voulons, c’est peser 500 millions par an d’ici à quatre ans. Rien ne nous interdira ensuite de devenir une marque qui pèse un milliard. »

Qui sait, rappeurs et célébrités se laisseront peut-être tenter de renfiler les tonnes de jeans qui dorment dans leurs placards depuis dix ans ?

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