Sorti le 22 novembre 2010, il s’agit non seulement de l’un des meilleurs albums de rap de la décennie, mais aussi de l’un des meilleurs albums de la décennie tout genre confondu…
Pitchfork et Rolling Stone lui ont chacun décerné leurs très convoités 10/10. The Source lui a attribué ses fameux 5 micros. Consequence of Sound l’a sacré « album de rap mainstream le plus ambitieux jamais réalisé ». Le New York Times a écrit qu’après lui « le prochain opus de Kanye West ne pourra qu’être décevant ». L’Abcdr du Son a conclu sa chronique d’un solennel « la musique populaire a la chance de compter Kanye West dans son histoire récente ».
À se replonger dans le concert d’éloges qui a entouré la sortie de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, c’est peu dire qu’avec ce cinquième solo en six ans Kanye West a atteint l’objectif qu’il s’était fixé, à savoir faire aimer sa musique de tous, y compris de ceux qui ne l’aiment pas.
Le pari était d’autant plus périlleux que désormais à mille lieux de l’image candide et enjouée de ses débuts, Kanye se résumait à ce type à la réputation imbuvable qui s’était affiché dans les grandes largeurs un an plus tôt en allant chercher des noises à Taylor Swift lors de la cérémonie des VMA (« Taylor Imma let you finish, but… »).
Exilé volontairement sur l’île d’Hawaï pour parfaire son art, il s’était alors autorisé tous les excès pour renaître de ses cendres (on parle d’un budget dépassant les 3 millions de dollars), quitte à faire exploser en plein vol sa relation déjà des plus chaotiques avec sa muse Amber Rose.
Dix ans après les faits vient donc le moment de se demander si cette immersion dans les méandres de la gloire et de la notoriété demeure ce chef-d’œuvre indépassable ou si, comme d’autres avant lui, le temps qui passe a entamé sa superbe.
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Ce que la critique écrivait sur les classiques US à leurs sorties
1. Dark Fantasy (feat. Teyana Taylor, Bon Iver & Nicki Minaj)
« Peut-on aller encore plus haut ? »
Il est des albums dont on pressent dès les premiers instants qu’ils vont être bien plus que les autres.
L’accent british de Nicki Minaj qui ouvre le bal, la grandiloquence des premières notes de piano, l’envergure des chœurs, le beat concocté de concert par la dream team RZA/No I.D/Jeff Bhasker/Mike Dean (!) qui prend le relai… avant même que le maître des lieux ne se fasse entendre de ses ouailles le ton est donné : la suite sera magistrale ou ne sera pas.
Difficile de faire meilleure entrée en matière. Difficile également de faire grimper à ce point les attentes quant aux douze prochaines pistes.
2. Gorgeous (feat. KiD CuDi & Raekwon)
Changement d’énergie avec un ‘Ye en combustion qui livre ce qui est aujourd’hui encore considéré comme l’une de ses meilleures performances micro en main – et qui pour ne rien gâcher se combine à merveille avec la voix pleine d’effets de Cudder au refrain.
3. Power (feat. Dwele)
La mégalomanie du démiurge Kanye Omari West à son meilleur.
« Quand je pense à la compétition je me mesure à ceux qui me précèdent. Je pense à Michel-Ange, à Picasso, aux pyramides. C’est pour cette raison que j’ai mis 5 000 heures de mon temps pour arriver à un morceau comme Power. »
Si précédemment on était en droit de se demander si un tel étalage de confiance en soi ne masquait pas en réalité un manque de confiance en soi, le doute n’est ici plus permis.
Ivre de puissance, en maîtrise totale de l’instrumentale, le pas encore Yeezus grimpe sans demander la permission à personne au sommet du mont Olympe… avant de sauter par la fenêtre dans les dernières mètres, rattrapé par ses tourments.
4. All of the Lights (Interlude)
Une minute de piano mélangée à du violoncelle qui mine de rien permet de respirer après un tel départ en fanfare.
5. All of the Lights (feat. Alicia Keys, Charlie Wilson, Elly Jackson, Elton John, Fergie, John Legend, Kid Cudi, Rihanna, Ryan Leslie, The-Dream & Tony Williams)
Le premier faux pas de l’album, quand sous couvert de référencer une énième fois Michael Jackson (après notamment l’avoir samplé sur le Blueprint ou comparer sa couleur de peau à celle de ses girlfriends sur le College Dropout) avec la ligne « MJ gone, our nigga dead » est justifié un cas de violence conjugale.
Pas du meilleur goût donc (Riri est au refrain…), ce qui est d’autant plus dommage que ce single aux airs d’orgie se veut l’un des points d’orgue de MBDTF.
D’ailleurs dans un registre plus léger, que ceux capables de distinguer les interventions de chacun des onze invités lèvent la main.
6. Monster (feat. Rick Ro$$, Jay-Z, Nicki Minaj & Bon Iver)
Un posse cut où chacun y va avec emphase de sa métaphore la plus gore possible et qui à l’époque avait retourné un paquet de cerveaux – le couplet de Nicki Minaj y étant pour beaucoup.
Avec le recul, a-t-on le droit de trouver tout ça un peu creux et sans grand intérêt ? Non parce que pour faire du Eminem la posture seule ne suffit pas…
7. So Appalled (feat. CyHi, Jay-Z, Pusha-T, The RZA & Swizz Beatz)
Diffusé dans le cadre de la série des G.O.O.D. Friday, So Appalled s’est retrouvé in extremis sur My Beautiful Dark Twisted Fantasy devant l’insistance d’un Pusha-T particulièrement fier de sa contribution – ceci explique-t-il pourquoi la voix de Swizz Beatz légèrement coupée sur le « air » de « middle finger in the air » n’a pas été réarrangée ?
Sinon, si vous cherchiez un son pour accompagner votre traversée du purgatoire, voilà qui devrait vous mettre dans le mood.
8. Devil in a New Dress (feat. Rick Ro$$)
Aussi lancinante que soulful, une piste qui rappelle non sans délectation l’ancien Kanye, une pointe de mélancolie en plus.
Le niveau monte ensuite encore d’un cran quant aux alentours de la troisième minute Mike Dean sort sa guitare pour annoncer un Rick Ross qui pose l’un des tous meilleurs couplets de sa carrière.
Seul regret : que deux clips plutôt anecdotiques aient été tournés (un officieux, un centré sur la performance du Bawse), et non pas un seul en bonne et due forme pour immortaliser ce classique.
9. Runaway (feat. Pusha T)
Le morceau qui résume MBDTF.
Assurément pas le mieux écrit du disque, et encore moins le mieux chanté, mais qu’importe. Runaway c’est un Kanye West à la croisée des chemins qui neuf minutes durant dévoile toute sa suffisance et toute sa vulnérabilité sans perdre son auditeur dans un nombrilisme mal dosé.
Petit bijou d’équilibre, cette tragédie grecque mise en musique marque un avant et un après dans sa carrière.
10. Hell of a Life
Retour au profane avec cette ode à la décadence qui revient sur l’une des obsessions de son auteur : marier une actrice de films pour adultes (« One day I’m gonna marry a porn star/ We’ll have a big-ass crib and a long yard »).
Plutôt décomplexé face à la chose (Cf. Nicki Minaj qui avait révélé qu’il regardait du porno pendant les sessions d’enregistrement), on comprend tout de suite mieux pourquoi il n’a pas hésité à passer la bague au doigt de Kim K… et pourquoi il prend depuis un malin plaisir à la slut shamer.
11. Blame Game (feat. John Legend & Chris Rock)
Bipolaire avant l’heure, cette antépénultième piste s’écoute en pensant très fort à Amber qui, au fil des rimes, est aussi bien encensée (« I’d rather argue with you than to be with someone else ») que traînée plus bas que terre (« You should be grateful a nigga like me ever noticed you »).
Adultère, rancœur, mensonges… tout y passe sans que Kanye ne cherche le moins du monde à excuser son comportement, lui qui n’en a clairement rien à secouer de passer pour le dernier des trouduc’.
Heureusement pour lui, John Legend contrebalance ses excès avec ce qu’il faut d’empathie dans la voix, tandis que Chris Rock réussit là où le College Dropout et Late Registration ont échoué en proposant un vrai bon skit – voir selon les avis le meilleur skit de tous les temps.
« Yeezy taugh me! »
12. Lost in the World (feat. Bon Iver)
Au départ un a capela du Woods de Bon Iver gentiment retravaillé à l’autotune. Puis très vite, des couches de vocaux se superposent, des lignes de batteries endiablées que l’on croirait rechapées de 808 se rajoutent, des rythmiques qui rappellent la Terre Mère se font entendre, des chœurs s’élèvent.. et c’est, d’un coup d’un seul, l’intime qui fait corps avec le grandiose, l’universel avec le tribal, le profane avec le sacré.
My Beautiful Dark Twisted Fantasy tient là un final à la hauteur de ses ambitions.
13. Who Will Survive in America
Sans transition, Kanye fait astucieusement sien le poème Comment #1 de Gil Scott-Heron qui, quarante ans plus tôt, s’interrogeait sur la supposée convergence des luttes, mais qui s’écoute ici comme une réflexion sur le prix à payer pour vivre le rêve américain.
Verdict : un disque qu’il faut avoir écouté dans sa vie
Peut-être encore plus qu’avec n’importe quel album de la discographie de Kanye West, ce Fantasme beau sombre et tordu s’apprécie avant tout comme un effort collectif, tant chaque intervenant est utilisé au maximum de ses capacités sans pour autant tirer la couverture à lui.
Artisan visionnaire, celui qui s’imagine volontiers comme le plus grand créateur de son temps parvient de ce fait à élargir les horizons d’un genre musical qu’il estime (probablement à raison) trop étroit pour son immense talent.
Oui MBDTF mérite une place auprès des monuments What’s Going On, Songs in the Key of Life et autre Thriller.