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« The Blueprint » de Jay-Z : le 11 septembre du rap

« The Blueprint » de Jay-Z : le 11 septembre du rap

Ou l’album avec lequel Shawn Carter est allé au bout de son rêve américain…

Été 2001. Après cinq albums solos en cinq ans, Jay-Z (le tiret était de rigueur à l’époque) s’apprête à remettre le couvert une sixième fois de rang.

Auréolé par ses succès passés couplés à ceux de son label Roc-A-Fella, à bientôt 32 ans il n’entend cependant pas se reposer sur ses lauriers dans une ville de New York plus que jamais capitale du rap.

Bad Boy, Murder Inc, Ruff Ryders… les écuries adverses guettent en effet avec avidité le moindre faux pas de sa part.

Mais plutôt que de la jouer placée, le mogul décide de se concocter un écrin sonore à la mesure de ses ambitions en allant débaucher un trio de producteurs inconnus au bataillon : Just Blaze, Kanye West et Bink!.

Leur formule ? Sampler à tour de bras la soul et la funk des années 60/70 pour que se dégage une chaleur, une musicalité alors inédite dans le rap.

Galvanisé par le résultat, Jay-Z boucle en moins de deux semaines l’enregistrement de ce nouvel opus qu’il baptise The Blueprint, Le Plan.

Prévu pour arriver dans les bacs les 18 septembre, sa sortie est avancée d’une semaine pour prévenir les risques de piratage.

Et c’est ainsi que le 11 septembre 2001, jour de la plus grande attaque étrangère perpétrée sur le sol américain, la petite histoire a rencontré la grande.

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1. The Ruler’s Back

Hommage à Slick Rick et son morceau du même nom, cette entrée en matière sonne millésimée dès les premières notes avant que les cuivres entendus à la fin du premier couplet ne lui donnent une tournure plus martiale.

L’occasion pour le mogul de faire un état des lieux des forces en présence, qu’il s’agisse de référencer son crew, de se présenter comme le digne héritier des activistes Rosa Parks, Malcom X et Luther King, ou de mettre au défi le juge d’intenter quoi ce soit à son égard… lui qui doit passer en jugement dans quelques semaines.

Oh et si vous pensiez que Jay s’est ici une fois de plus laissé aller à plagier sans originalité les lyrics de Biggie avec son « Your reign on the top was shorter than leprechauns » piqué à son Kick in the Door de 1997, sachez que l’exercice est en réalité beaucoup plus subtil qu’il en a l’air puisque la ligne était déjà adressée à Nas. Ainsi s’annonce tout en sub’ la tempête à venir…

2. Takeover

Tout ou presque ayant été déjà écrit sur ce brûlot de légende samplant les Doors, KRS-One et David Bowie, contentons-nous de quelques chiffres pour préciser les choses.

De un, contrairement à ce qui est cru Takeover s’en prend principalement à Prodigy des Mobb Deep, lui qui en sus de s’être fait afficher en « ballerine » quelques semaines plus tôt, fait l’objet de 33% du texte contre 32% pour Nas.

[Qui a dit que Nasty a un peu trop pris la mouche avec Ether qui consacre trois fois plus de mesures à son nemesis que ce dernier ne lui en a consacré (104 contre 35) ?]

De deux, lorsque Jay clame que Nas est dans le game depuis 10 ans tandis que lui n’y est que depuis 5 ans, la pique manque clairement de rigueur.

Certes la toute première apparition d’Esco sur disque remonte à 1991 (Live at the Barbecue by Main Source), mais son premier album Illmatic date lui de 1994, ce qui fait 7 ans. De plus, si on va par là, la première apparition de Jay-Z sur disque remonte elle à 1986 (H.P. Gets Busy), ce qui selon son mode de calcul correspond à 15 ans dans le game !

De quoi largement relativiser la ligne « That’s a one-hot-album-every-10-year average »

3. Izzo (H.O.V.A.)

D’ordinaire pas très à l’aise sur une structure couplet rappé/refrain chanté par une voix féminine, Jay-Z pond néanmoins là l’un des plus gros tubes de sa carrière à coup de rimes en « -izzle » (un argot inventé par le roublard E-40) et de punchlines rentrées dans les mœurs à la « Can’t leave rap alone, the game needs me » ou l’incontournable « I do this for my culture ».

Ce petit tour de force ne s’est pourtant pas effectué sans difficultés : en panne d’inspiration pour boucler le titre, Jay a confessé avoir dû le jour de l’enregistrement s’en rouler un petit pour y arriver, lui qui d’ordinaire met un point d’honneur à ne pas toucher aux paradis artificiels.

Toujours est-il que cette seconde production de Kanye West a non seulement donné une nouvelle jeunesse au I Want You Back des Jackson 5 (coucou Michael), mais elle a aussi officieusement participé à convaincre les labels rap de réallouer des budgets dignes de ce nom au sampling.

4. Girls, Girls, Girls

Oups ! Après un départ en boulet de canon, voilà un air ball magistral.

Le concept ? Entouré au refrain de Biz Markie, Q-Tip, Slick Rick et d’un Michael Jackson non crédité, Jay se lance dans une description détaillée des « filles, filles, filles » qui lui tournent autour.

Abordé principalement sous l’angle de la race et de la nationalité, l’exercice tient du concours de stéréotypes façon Jamel Comedy Club.

Retrouvez ainsi la meuf espagnole qui lui cuisine du riz et le traite de « cabron », la meuf africaine (sic) fan d’Eddy Murphy, la squaw indienne (!!!) dont il ne se souvient plus de la tribu ou encore la chinoise qu’il doit larguer avant qu’elle ne pirate sa musique…

Bon après tout cela n’a pas empêché Hov’ d’avoir grâce au clip fait grimper en flèche les ventes de jerseys d’athlètes pros inconnus du grand public comme Sammy Baugh ou Alan Wiggins.

5. Jigga That N*gga

« Come on the track like duh duh duh-duh »

Au cas où vous chercheriez un argument pour convaincre les plus sceptiques de la supériorité de Jay-Z sur Nas, il en est qui fait mouche : ses choix d’instrumentales.

Collaborateur régulier des Trackmasters qui ont produit ce troisième single du Blueprint, Nasty n’a en effet jamais été fichu de dégotter ce genre de pépite, contrairement à Jay-Jay qui lui peut se contenter grâce à son oreille de décliner ici une énième fois son blaze au refrain pour accoucher d’un banger.

Et si vous vous demandez pourquoi S.Carter se surnomme Jigga quand l’envie lui prend, c’est parce qu’enfant il a eu le malheur de prononcer « gigawatt » par erreur « jiggawatt » devant sa mère. Amusée, cette dernière a alors commencé à l’appeler de la sorte avant que tout son voisinage en fasse de même.

6. U Don’t Know

Un titre pêchu qui respire le succès et la confiance en soi, au point de donner envie d’aller décrocher sans délai son premier million dans la rue ou dans l’industrie du disque.

L’instru triomphante de Just Blaze à base de soul music et de basses bien lourdes n’y est évidemment pas pour rien.

Ironiquement, impossible de ne pas relever la ligne où Jay-Z se vante de « vouloir la mettre à Def Jam jusqu’à qu’il pèse 100 millions », quand trois ans plus tard il sera nommé président du navire et qu’en 2020 sa fortune personnelle est estimée à près d’un milliard de billets verts.

7. Hola Hovito

La seule et unique intervention de Timbland de tout le projet qui vaut au « rappeur au flow religieux » (« Jéhovah » = « Jay-Hova » = « Hova/Hovito/Hov’ ») de poser trois couplets nets et sans bavures.

Solide mais pas inoubliable non plus, notamment en raison d’un refrain un peu trop convenu qui casse le rythme.

Hola Hovito ou le genre de filler dont le emcee moyen rêvait en 2001 d’avoir comme single.

8. Ain’t No Love (Heart Of The City)

Sans débat, aujourd’hui encore l’un des tous meilleurs beats de Kanye tout artiste/toute période confondus.

Tellement bon qu’il eut fallu franchement le faire exprès pour pondre autre chose qu’un hit. Tellement bon que la rumeur raconte qu’en studio, frappé par l’inspiration, il n’a pas fallu plus de cinq minutes à Jay pour gratter son texte puis le plier en cabine.

Tellement bon que l’on est en droit de préférer cet hymne officieux à la Grosse Pomme au pompeux Empire State Of Mind.

Dommage qu’aucun clip n’ait jamais été tourné.

9. Never Change

Sur une vibe plus intimiste, un titre qui combine pour la toute dernière fois de l’album le flow sans effort de Shawn Carter à une production quatre étoiles d’un Kanye West en plein dans sa zone (et qui intervient timidement au refrain).

Seul bémol : ce texte somme toute assez banal qui en sus souffre de la comparaison avec celui de la piste à venir – oui Never Change c’est un peu Song Cry en moins bien… même si c’est très bien quand même.

10. Song Cry

« Cette chanson, c’est à propos d’un mec qui n’est pas prêt à s’engager pleinement avec cette fille. Ce n’est pas qu’il ne l’aime pas ou ne veuille pas que ça marche entre eux, sauf qu’au final pour elle ce n’est pas assez et elle finit par passer à autre chose. Lui, ça le tue, mais par fierté il s’interdit de verser une larme… et à la place c’est la chanson qui pleure. »

Très certainement l’un des textes les plus personnels de Jay-Z qui s’est inspiré ici de plusieurs de ses relations passées.

Bref, c’est pas Big Pimpin’ .

11. All I Need

Retour aux affaires avec un morceau où sont abondamment name droppés ses camarades de label (Oschino & Sparks, Chris & Neef, Mickey & Mallory… quelqu’un se souvient-il ne serait-ce que vaguement de ces gens ??) et qui au refrain ne se gêne carrément pas pour citer les marques maison Rocawear et Armadale.

Fort heureusement, la forme prime sur le fond.

12. Renegade (feat. Eminem)

Seul rappeur invité du Blueprint, c’est peu dire que Marshall Mathers a marqué les esprits, lui qui selon l’avis de beaucoup a volé la vedette à son hôte à coup de rimes aussi malignes qu’intriquées sur sa supposée mauvaise influence sur la jeunesse.

Si le procès est peut-être un peu injuste, Nas a su en tirer profit dans les grandes largeurs en popularisant dans la foulée l’expression « murdered on your own shit ».

Certifié depuis classique, au risque de choquer les Stan des deux bords, « Renagade » comme épelé sur la pochette aurait toutefois mérité un refrain moins adolescent (« Ouais moi j’ai peur de parler de rien okay ? »… Okay…), et ce d’autant plus qu’à quelques écarts de conduite près, nos deux autoproclamés « rebelles » ne se sont finalement jamais montrés des plus subversifs.

13. Blueprint (Momma Loves Me)

Ou quand Jay se mue en storyteller pour conclure les débats en dressant la liste de toutes celles et ceux qui ont fait de lui l’homme (et le rappeur) qu’il est devenu.

Pas forcément facile d’accès pour qui ne maîtrise pas les détails de sa biographie, cette outro officielle réussit néanmoins à s’écouter sans effort.

Au pire vous pouvez toujours passer l’après-midi sur Genius pour savoir qui est qui et qui a fait quoi (son grand frère Eric sur qui il a tiré une balle, son mentor Jaz-O, son bras droit Ty Ty…).

14. Breathe Easy (Lyrical Exercise)

Un premier titre caché (il faut attendre 27 secondes pour en entendre les premières notes) assez dispensable ne serait-ce que parce qu’il ressemble à une chute de studio d’un précédent Life, quand bien même l’introduction est passée à la postérité. GOAT potentiel, Jay-Z plaide sa cause en arguant qu’il mène le jeu dans six catégories statistiques différentes : « flow, consistance, vécu, charisme, influence et meilleures interviews ».

Oui, il fut un temps dans l’histoire du rap où le nombre d’abonnés sur les réseaux et la gestuelle ne suffisaient pas pour bâtir une carrière.

15. Girls, Girls, Girls (Part 2)

Un remix de bien meilleur facture que l’original qui permet de retrouver Kanye à la production et MJ à la chanson – plus Chanté Moore, elle aussi non créditée.

Pas grand-chose à rajouter, si ce n’est que même si c’est plutôt sympa de profiter au max’ des capacités de stockage d’un CD, Momma Loves Me concluait mieux les débats.

Verdict : non le Blueprint n’est pas le meilleur album de Jay-Z

Cohérent de bout en bout, fluide, novateur, The Blueprint est un excellent moment de musique dont les années n’ont en rien déprécié la valeur.

Dans la « culture » il marque d’ailleurs un avant et un après, ne serait-ce que pour avoir survécu à Ben Laden et ses sbires, rendu célèbre les rookies Just Blaze et Kanye West et fait entrer dans les mœurs une ribambelle de quotes.

« Instant classic », l’album échoue pourtant à décrocher la médaille d’or de la discographie du « Roc representer ».

La faute en revient principalement aux textes qui, bien que délivrés avec la maestria habituelle, se limitent beaucoup trop à ressasser les prouesses passées et présentes de son auteur.

Ou pour le dire autrement : The Blueprint c’est Jay-Z qui rappelle avec volume à l’auditeur moyen qu’il est Jay-Z, et que lui ne l’est pas.

Un peu court donc pour prétendre franchir la ligne d’arrivée devant les plus consistants Reasonable Doubt et Black Album.

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