Dans les années 80 le crack a contaminé en un temps record les ghettos de la côte ouest américaine. Une période surnommée la « Reagan Era » en raison du rôle prépondérant qu’a joué le gouvernement dans la propagation de cette épidémie…
Au milieu des années 80 une nouvelle drogue envahit les rues de Los Angeles et de San Francisco : le crack.
Si la génération hippie avait ramené l’héroïne sur le devant de la scène, c’est la cocaïne qui rallie les suffrages dans les soirées depuis le début de la décennie. Auréolée dans un premier temps de vertus miracles (plus de fatigue, plus de faim, plus de temps-morts), au bout de quelques années, les premiers effets nocifs se font ressentir à grande échelle.
Il en est un qui préoccupe particulièrement les plus accrocs : la destruction de la paroi nasale.
Tandis que certains essayent de la fumer (en pure perte, la combustion détruit 99% du produit), apparaît alors ce qu’on appelle la cocaïne-base, un dérivé qui présente l’avantage de pouvoir être fumé en joint, dans des pipes à eau, sur du papier aluminium ou dans un simple tube creux.
La cocaïne-base se divise en deux grandes familles : la free base et le crack, chacun des deux produits se distinguant par leur mode de préparation.
Le premier s’obtient en mélangeant le chlorhydrate de cocaïne (la poudre blanche que l’on appelle aussi sel de cocaïne) avec un agent alcalin (comme de l’ammoniaque) et de l’éther. La cristallisation qui s’en suit donne alors la free base, soit la forme de cocaïne la plus pure (sa pureté approche les 90%).
Le crack lui s’obtient en dissolvant dans l’eau ce même chlorhydrate de cocaïne, en y ajoutant du bicarbonate de sodium (le NaHCO3, plus connu chez les rappeurs sous le nom de baking soda), puis en chauffant le tout. Une pâte solide, blanche et cireuse se forme. Elle est alors découpée en petits cailloux, les rocks ou nuggets, qui lorsqu’ils sont fumés provoquent ces petits bruits de craquements si reconnaissables.
« Cuisiné » directement par le dealeur ou le consommateur à partir d’une poudre de qualité moindre (coucou Raekwon), le crack contient souvent plus des déchets. Sa pureté oscille entre 50 et 95 %
Reste que dans un cas comme dans l’autre, contrairement aux drogues de synthèse, pas besoin d’être Walter White pour arriver à en produire.
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FUMER TUE, FUMER DU CRACK TUE ENCORE PLUS VITE
Fumer de la cocaïne provoque des effets beaucoup plus intenses que de la sniffer. Si par voie nasale l’effet est prolongé, il n’en est pas moins retardé, tandis que l’inhalation permet à la drogue d’arriver plus rapidement au cerveau et ainsi de décupler l’effet euphorisant.
Or, plus les effets sont d’un psychotrope sont immédiats, courts et puissants, plus son pouvoir d’addiction croît. C’est ce que l’on appelle le système de récompense.
Ici, la drogue piège la dopamine, la molécule qui crée la sensation de plaisir (au lit ou à table par exemple) entre les cellules nerveuses et les stimule artificiellement pendant une quinzaine de minutes.
Une fois l’effet dissipé, l’usager est envahi par un sentiment proche de la dépression et ressent alors le besoin incompressible de s’envoyer d’une nouvelle dose. La descente, toujours brutale, rend l’addiction quasiment immédiate.
Un crackhead cherche alors constamment à revivre l’effet procuré par sa première dose.
Les effets physiques sont spectaculaires : apparition de taches sur le visage, perte des dents et des cheveux, perte de poids, problèmes cardiaques et respiratoires, nausées…
Si le crack est initialement destiné aux consommateurs de cocaïne, du fait de son faible coût de fabrication et de revente (seulement 10 dollars la dose), il rencontre un rapide succès dans les ghettos, se substituant au très en vogue PCP, un puissant anesthésiant vétérinaire.
Tandis que la vague de chômage de masse des eighties accroît la demande, l’offre explose également. C’est en effet à cette époque que les gangs de L.A. prennent véritablement leur essor.
Si Crips et Bloods n’avaient pas des moyens d’investir le marché de la cocaïne, ne disposant ni du savoir-faire , ni des connexions requises, il en va tout autrement du crack, cette drogue pour les pauvres vendus par des pauvres.
Avec des personnes qui se lancent à corps perdus dans le trafic, les sommes brassées deviennent rapidement colossales.
UN MARCHÉ QUI EXPLOSE
Les incidents liés à la cocaïne dans les services d’urgence des hôpitaux sont multipliés par quatre entre 1984 et 1987– +12% en 1985, +110% pour la seule année en 1986
Pire, la consommation de crack entraîne moult effets secondaires qui se répercutent directement à l’échelle de la société toute entière : prostitution, vols, violences contre les personnes, squats, déscolarisation, propagation des MST…
Tout cela sans oublier que les gangs désormais structurés en milices urbaines (et équipés des armes automatiques qui vont avec) se livrent à des guerres sans merci.
Des poches de tiers-monde font ainsi leur apparition au sein même du Golden State. La situation est telle que le chef adjoint de la police de Los Angeles, Earl Paysinger n’hésite pas à déclarer que « les drogues ont changé l’architecture de la communauté ». Plus inquiétant encore, l’épidémie de crack se propage dans les autres grands centres urbains du pays.
Pour enrayer la contagion, les pouvoirs publics adoptent en 1986 un arsenal législatif radical : l’Anti-Drug Abuse Act qui établit un ratio de 100:1 entre la possession et la distribution de cocaïne selon sa forme, poudre ou caillou. En clair, la détention de 50 grammes de crack entraîne une condamnation aussi sévère que celle de 500 grammes de cocaïne.
Le 1986 act est très vite perçu comme une loi qui discrimine les pauvres et les noirs, une communauté qui paye pourtant déjà le prix fort les ravages provoqués par le crack.
Il faut dire qu’en moins de deux décennies les résultats de cette politique répressive ciblée parlent d’eux-mêmes : le taux d’emprisonnement de noirs âgés entre 25 et 30 ans est supérieur à celui de l’Afrique du Sud au temps de l’Apartheid, 85% des dealers condamnés sont noirs, en 2002 on comptait plus de noirs en prison qu’à l’université.
Voir ce graphique ahurissant ou écouter 100 Years de Plies qui traite de la disparité des peines entre les consommateurs/dealers de crack (noirs) et les consommateurs/dealers de cocaïne (blancs).
[Il faudra attendre deux décennies et l’arrivée aux responsabilités de Barack Obama pour que le 1986 Act soit abrogé et le rapport cocaïne/ crack réduit à 18:1.]
« THE REAL RICK ROSS AIN’T A RAPPER »
L’homme responsable de la majeure partie de la distribution du crack sur la côte ouest s’appelle Rick Donnel Ross, dit Freeway. Quasi-analphabète, il implante cinq cuisines dans les quartiers de South Central et Compton écoulant jusqu’à 200 kilos par semaine (!).
Les procureurs fédéraux ont estimé qu’au cours de cette période Freeway a réalisé un chiffre d’affaires correspondant à 2,5 milliards de dollars actuels, le tout pour un bénéfice estimé à 850 millions nets.
Des montants vertigineux, mais qui ne doivent pas faire oublier une réalité démontrée chiffres à l’appui par Steven Levitt et Stephen J. Dubner dans leur livre Freakonomics : contrairement aux fanfaronnades des rappeurs, dealer du crack en bas de l’échelle ne permet pas de mieux gagner sa vie qu’en travaillant à McDonald’s, les deux activités étant calquées sur la même structure pyramidale où une minorité s’approprie la majeure partie des revenus.
Et ce n’est pas en retournant des burgers pendant quatre ans que l’on a 25% de chance de se prendre une balle, tout cela bien sûr sans assurance maladie ou chômage.
Deux questions demeurent pourtant : les États-Unis n’étant pas un pays producteur, d’où vient la drogue ? Et comment est-elle acheminée dans le cœur même des plus grandes mégalopoles ?
La réponse se trouve à 3 000 kilomètres, dans un petit pays d’Amérique Centrale, le Nicaragua.
L’EST CONTRE L’OUEST
Depuis la violente chute de la dictature de la famille Somoza en 1979, la situation du Nicaragua préoccupe fortement la diplomatie américaine. Alors que la Guerre froide bat son plein, le pays est dirigé par le Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN), un mouvement d’inspiration socialiste.
L’Oncle Sam craint alors plus que tout de devoir faire face à un deuxième Cuba « à deux jours de route du Texas ».
Porté au pouvoir par son anticommunisme primaire et imprégné de la théorie des dominos, Ronald Reagan prend d’entrée de jeu des mesures draconiennes : gel des aides, dynamitage des ports en 1981 (opération Piranha), embargo économique sur tous les produits à destination du Nicaragua en 1985… Tout ceci accompagné d’un soutien sans faille aux Contras, un mouvement anticommuniste autoritaire.
Rebaptisés par la presse US sur le modèle des Moudjahidins afghans « combattants de la liberté », ce groupuscule qui ne bénéficie d’aucun soutien populaire véritable est armé, entraîné, mais aussi grassement financé par la CIA (19 millions de dollars d’aides rien qu’en 1980).
La guerre menée est sale. Les morts se comptent par milliers, l’état d’urgence est déclaré à plusieurs reprises. Si les Contras terrorisent la population civile en assassinant femmes et enfants, Reagan n’hésite pas à faire leurs éloges en comparant « leur sens de la morale à celui des Pères fondateurs ».
Les sandinistes n’en remportent pas moins les élections de 1984 avec 63% des suffrages. L’administration Reagan ne reconnaît pas ces résultats. Contrairement à ce que prétendent les grands médias américains, les élections sont libres, la presse n’est pas sujette à une censure permanente, aucun assassinat politique n’est orchestré…
Un gouffre en comparaison des élections organisées dans le même temps au Salvador et Guatemala, et qui elles sont largement soutenues par ces mêmes médias – lire à ce sujet l’édifiant La fabrication du Consentement de Noam Chomsky.
La Cour Internationale de Justice condamne ainsi le gouvernement américain à une amende de 17 milliards de dollars de dédommagement en 1984 – amende qui n’a toujours pas été réglée à l’heure actuelle. Dans la foulée, le Congrès américain adopte en octobre 1986 l’amendement Boland qui interdit tout financement des Contras.
Une décision d’autant plus logique que depuis son accession au pouvoir, le gouvernement, même s’il bénéficié du soutien de l’URSS, mène une politique de réformes sociales et agraires en faveur des plus modestes, tout cela sur fond de démocratie parlementaire.
[Après avoir perdu les élections en 1990, le parti sandiniste quittera d’ailleurs le pouvoir sans violence aucune.]
« LES ENNEMIS DE MES ENNEMIS SONT MES AMIS »
La Maison Blanche cherche alors de nouveaux financements pour continuer son travail de sape du régime.
Sous l’impulsion du directeur des affaires politiques et militaire Oliver North (coucou Jay Z), la CIA viole l’amendement Boland et continue d’approvisionner les guérilleros en armes. Plus grave encore, le gouvernement ferme sciemment les yeux sur le trafic de drogue mis en place par les Contras.
Loin de tenir de l’allégation farfelue ou du délire complotiste, cette thèse est corroborée par plusieurs enquêtes sérieuses.
C’est tout d’abord l’Associated Press qui relate dès le 20 décembre 1985 les agissements des contras. Le Sénat américain lance alors une enquête menée par le sénateur démocrate John Kerry (ancien héros de guerre et candidat à la présidentielle de 2004 face à Bush fils).
Conduite de janvier 1986 à novembre 1988, elle aboutit le 13 avril 1989 à la publication d’un rapport aux preuves accablantes.
Il est écrit noir sur blanc que des membres du département d’État « ont supporté des Contras impliqués dans le trafic de drogue », que « les Contras savaient pertinemment qu’ils recevaient une assistance financière et matérielle de trafiquants de drogue » et que « le département d’État des États-Unis, camouflait en aide humanitaire des paiements aux trafiquants de drogue ».
Il est établi que quatre compagnies aériennes engagées par le Département d’État pour acheminer l’aide « humanitaire » étaient fichées par la DEA (le Drug Enforcement Administration, l’agence de lutte contre le trafic et la consommation de drogues). Leurs avions se sont d’ailleurs posés en toute impunité à différents endroits du territoire, et notamment sur une base texane de l’US Air Force. Il est également démontré que plus de 800 000$ ont été versés à des trafiquants de drogue notoires via ces mêmes fonds.
Si le comité reconnaît que les liens entre les trafiquants et les Contras étaient purement pragmatiques, ce rapport qui aurait dû avoir l’effet d’une bombe est pourtant délibérément passé sous silence par la presse, les trois grands quotidiens nationaux (New York Times, Washington Post et Los Angeles Times) se contentant d’articles anodins (850 mots pour le NYT, un article en page 11 pour le LAT).
[Ou pour citer Chomsky : « Toute la beauté du système réside cependant dans le fait que ces points de vue dissident et ces informations dérangeantes restent encadrés et tenus à la marge, de sorte que, s’ils permettent d’affirmer que le système n’est pas monolithique, ils restent en proportion suffisante pour ne pas compromettre la domination de la ligne officielle. »]
TUER LE MESSAGER
En août 1996, Gary Webb, un journaliste ancien lauréat du prix Pulitzer, revient en détails sur cette affaire avec une série d’articles pour le quotidien local San Jose Mercury : Dark Alliance : The Story behind the Crack Explosion.
Son enquête est enrichie du témoignage sous serment d’Oscar Danilo Blandon Reyes, l’homme qui approvisionnait Freeway en cocaïne, et qui reconnaît avoir été de mèche tout du long avec la CIA et les Contras.
Cette fois-ci, la polémique est retentissante et s’étend sur plusieurs mois.
Les leaders de la communauté noire, Louis Farrakhan en tête, s’emparent de l’affaire. Il accuse le gouvernement américain d’avoir délibérément empoisonné les ghettos afin de casser la naissance d’une classe moyenne noire et d’avoir scellé une alliance avec les actionnaires des prisons privées.
Les grands médias américains contre-attaquent alors avec vigueur. Bien que Webb n’ait jamais écrit ou laissé penser que la CIA ait délibérément cherché à intoxiquer la population afro-américaine, pour mieux discréditer ses conclusions, celles-ci sont amalgamées avec celles d’un Farrakhan.
Le New York Times et Newsweek s’attardent dans les grandes largeurs sur certaines exagérations de l’enquête de Webb (notamment le rôle de Ross) et quelques incohérences chronologiques. Sa méthode est vivement critiquée (donner la parole à des dealers, interroger un avocat au milieu de la procédure…), tout comme sa personne et sa vie privée.
Comble de l’ironie, ces mêmes journaux qui ont passé sous silence les conclusions du Comité Kerry soulignent que Webb n’apporte rien d’inédit.
Face à cette campagne médiatique, la rédaction du San Jose Mercury se fendra d’une lettre d’excuse et finira par pousser Webb à la démission.
Reste qu’en 1998 une seconde enquête parlementaire menée par l’Inspecteur Général de la CIA Frederick Hit rend des conclusions très proches des travaux de Webb, notamment en documentant comment l’administration Reagan a couvert ce trafic de drogue. Publié en pleine affaire Lewinsky, le rapport se frotte l’indifférence générale.
Discrédité, lâché par les siens, Gary Webb a fini sa vie dans la misère la plus totale. Il se suicide en décembre 2004 en se logeant deux balles dans la tête (sic).
En octobre 2014 sort le film Kill The Messenger réalisé par Michael Cuestas qui revient sur le parcours de cet Edward Snowden avant l’heure avec dans le rôle principal Jeremy Ren.
Quittons-nous avec l’un des spots télé de Nancy Reagan (la femme de…) visant à prévenir des dangers du crack. Diffusée en pleine épidémie, cette campagne télé ne manque pas d’ironie.