Avec la série « Ce jour où… » Booska-P revient sur ces anecdotes de plus ou moins grande importance qui ont marqué l’histoire du rap. Aujourd’hui place à ce jour où le bon Docteur Young a changé la vie du Slim Shady…
La légende est connue de tous.
À Detroit dans la seconde partie des années 90, Marshall Bruce Mathers III partage son temps entre un job de plongeur payé au salaire minimum, sa copine Kim avec qui il a eu un enfant quelques années plus tôt et sa mère Debbie droguée et dépressive, quand un jour il reçoit un coup de téléphone de nulle part d’un certain Dr. Dre qui souhaite l’entendre rapper de vive voix.
Convié illico dans son studio maison à Los Angeles, ce dernier lui fait tourner une instru sur laquelle Mathers se met instinctivement à marmonner « Hi, my name is… ». De là naît leur tout premier tube du même nom, puis The Slim Shady LP qui sorti en février 1999 décroche quatre certifications platine.
Et c’est ainsi qu’en quelques années Eminem devient l’icône que l’on sait, doublé du titre de plus gros vendeur de disques de son époque tous genres confondus.
Bon ça c’est pour la version officielle, qui bien que partiellement vraie, a pour le dire gentiment été allègrement storytellée.
Reprenons.
« It was all a dream »
Dans la première partie des années 90, avant Dre et les millions, il y a eu les frères Jeff et Mark Bass – respectivement à droite et à gauche sur la photo ci-dessus.
Duo de producteurs implantés au sein de la Motor City, ce sont eux qui les premiers ont donné sa chance à celui qui à ses débuts se faisait appeler M&M lorsqu’un soir Mark l’entend freestyler en direct sur une radio locale.
Pote avec la présentatrice de l’émission, il contacte directement la station afin de chopper son numéro. Flatté, le rappeur se pointe plus tard dans la nuit dans leur studio accompagné de sa bande (les futurs D-12).
Ou comme le raconte Jeff : « C’est comme ça que tout a commencé. On ne le connaissait pas, il ne nous connaissait pas, mais cela ne l’a pas empêché de débarquer à trois heures du matin. »
Reste que toujours selon Jeff Bass, à ce moment-là encore loin Eminem tient plus de la pépite brute que du joyau qui brille de mille feux.
« Franchement au départ je n’étais pas du tout sûr de son talent, et ce pour une raison très simple : je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il rappait à fond les ballons, c’était vraiment compliqué. J’ai alors commencé à écrire des textes pour lui, avant de réaliser à quel point il pouvait être incroyable. »
Signé sur leur label Web Entertainment, Eminem commence en 1995 à enregistrer son tout premier album, Infinite.
Sorti l’année suivante sans réelle promotion ou support des médias locaux, l’opus se vautre dans les grandes largeurs, au point qu’en 2008 dans son autobiographie The Way I Am Em’ affirme non sans humour en avoir écoulé dans les « 70 exemplaires ».
Bon point pour lui, une certaine Wendy Day tombe sur sa musique et se convainc qu’il a tout de la prochaine superstar – cette même Wendy Day qui deux ans plus tard sera l’architecte du fameux deal à 30 millions de dollars passé par Cash Money Records et Universal.
Ni une, ni deux, elle décide de le prendre sous son aile, de lui expliquer le business de l’industrie et de tenter de lui décrocher un deal… avant de baisser les bras.
« Je l’ai démarché auprès des maisons de disque pendant neuf mois. C’était impossible. Personne ne voulait d’un rappeur blanc. Non seulement la plupart des rappeurs blancs qui l’avaient précédé n’avaient pas eu un grand succès, mais en plus ils étaient tournés en ridicule par tout le monde. »
Pas démoralisé pour autant, Eminem, 24 ans, continue d’y croire, d’autant plus que lui vient une idée de génie un jour où il était posé aux toilettes : tandis qu’il a été convenu que chacun des membres des D-12 se devait de trouver un alter ego, il décide de se renommer Slim Shady.
« Le nom m’a sauté en plein figure, direct j’ai pensé à toutes les rimes que je pourrais écrire autour. »
Em’ et les frères Bass s’enferment alors dans la foulée une bonne partie de l’année 1997 dans le studio 8 Mile Road pour s’atteler à l’enregistrement d’un nouveau projet qui pousse le concept au max’, The Slim Shady EP.
En route pour les JO
Quelques mois plus tard, son pote Paul Rosenberg (le futur PDG de Def Jam de 2018 à 2020 Ndlr) qui officie plus ou moins comme son agent reçoit un appel de Wenday Day pour convier Em’ à ses frais à Los Angeles pour participer en octobre à la deuxième édition des Rap Olympics, une compétition où se mesurent parmi les meilleurs freestylers du pays dont elle est l’organisatrice.
Expulsé de son logement la veille de son départ, Shady arrive sur place la rage au ventre.
« Je n’avais rien à perdre. J’ai clashé tout le monde à fond. »
Malheureusement, ce ne sera pas assez pour monter sur la première marche du podium, un type dont aujourd’hui plus personne ne se rappelle vraiment du nom (Other-Wize ? J.U.I.C.E. ?) lui chipant la médaille d’or.
« Ça m’a fait un choc, je n’étais pas habitué à ça. Tout le monde pensait que j’allais pleurer. Ça m’a rendu fou. Quand le premier gagnait 500 dollars et une Rolex, le deuxième n’avait droit à rien du tout. Et là il fallait que je reparte sans rien, sans même savoir où j’allais crécher. »
Reste que si Em’ vient de perdre une bataille, sans le savoir il s’apprête à gagner la guerre.
Présents dans la salle ce jour-là, deux employés du mastodonte Interscope ont particulièrement apprécié sa performance : le directeur artistique Evan Bogart (qui plus tard dans sa carrière participera à faire connaitre Maroon 5 et One Republic et co-écrira les tubes Halo de Beyoncé et SOS de Rihanna) et le stagiaire Dean Geistlinger.
Tout ça grâce à un stagiaire
Engagé trois jours plus tôt par le patron des lieux Jimmy Iovine pour remplacer au pied levé un assistant qu’il venait de virer, Geistlinger, 19 ans, n’hésite pourtant pas à prendre les devants en abordant le rappeur une fois descendu de scène.
« À l’époque je sortais beaucoup. Comme je préférais le rap au rock alternatif, je fréquentais les clubs et les concours de freestyles. C’est comme ça que je me suis retrouvé aux ’97 Rap Olympics. Quand Eminem a terminé deuxième, je suis allé me présenter à lui. Il m’a filé une démo, ou pour être plus exact, la démo d’une démo qu’il faisait tourner. »
Même son de cloche de la part de Shady : « Ce kid d’Interscope est venu me voir pour me demander si je n’avais pas une cassette qui traînait. Je lui ai filé une première version de SSEP sans savoir qui il était. Quelques semaines plus tard, je suis là à Detroit à ne pas savoir quoi faire de ma vie quand Mark Bass me dit ‘Yo, t’as reçu un appel d’un docteur’. »
Entretemps, Dean Geistlinger a en effet passé sa cassette à son boss, non sans le prévenir qu’il devrait y jeter une oreille attentive. Loin de prendre de haut son stagiaire, l’homme qui au début de la décennie a signé 2Pac avant de participer à l’avènement de Death Row suit son conseil.
« J’ai trouvé ça particulièrement intelligent. C’est clair qu’il racontait des folies, mais je me suis dit que ça valait la peine d’en faire part à Dre. »
Ça tombe bien, le producteur de Chronic et Doggystyle est à la recherche de sang neuf. À la tête du label Aftermath lancé en mars 1996 grâce au soutien de Iovine, il est sur la sellette depuis les flops de Dr. Dre Presents the Aftermath (une compilation censée faire découvrir au monde de nouveaux talents) et de The Firm (le super groupe réunissant AZ, Foxy Brown, Nas et Nature).
Menacé de fermeture par Interscope, Aftermath ne doit sa survie qu’à Jimmy Iovine qui a mis sa démission dans la balance afin de poursuivre l’aventure, quand bien même selon ses propres mots cette dernière tenait du « put*in de désastre ».
« À l’époque je n’avais plus aucun artiste avec qui travailler » confiera Dre. « Je me pointais chez Jimmy pour écouter des sons et essayer de déterminer quelle tournure donner à ma musique. »
Et c’est lors d’une de ces sessions qu’Andre Young tombe sur la démo d’Eminem – la scène se déroulant selon les versions dans la salle de sport d’Iovine ou dans son garage.
« Quand Jimmy m’a demandé ce que j’en pensais, je lui ai d’abord demandé de me rejouer la cassette, puis je lui ai répondu : ‘Trouve-moi ce type tout de suite’. C’était juste incroyable. Ce qu’il dégageait, ce qu’il racontait… Il fallait que je le rencontre sans plus attendre. »
Bien que Dre ne sache pas à ce moment précis que « ce type qui rappe comme s’il avait le feu aux fesses » n’est pas noir mais blanc, la nouvelle n’entache en rien son enthousiasme : « Il pourrait être violet je n’en rien à foutre, s’il sait rapper je taffe avec lui ».
De là le coup de téléphone passé à Paul Rosenberg et l’air absolument hébété d’Eminem quand il apprend la nouvelle – et qu’importe si entretemps le Slim Shady EP sorti le 6 décembre s’est écoulé à moins de 500 unités.
Direction Los Angeles
Nerveux à ne « pas savoir quoi dire » quand il se retrouve pour la première fois nez-à nez avec l’ancien N.W.A., Eminem récupère néanmoins vite ses esprits micro en main.
Impressionné, Dre contacte sans plus attendre son avocat pour que lui soit envoyé dans les 24 heures une ébauche de contrat, là où une telle procédure prend généralement dans les deux mois.
Et tant pis si l’idée même de produire un rappeur caucasien provoque quelques réticences.
« Tout le monde autour de moi, tous ces soi-disant décideurs étaient contre. Même mon manager quand je lui ai montré une photo de Marshall m’a dit ‘Dre, il a les yeux bleus, tu vas faire quoi avec lui ?’ »
« Mais moi mes tripes me disaient qu’il était l’artiste avec qui je devais bosser. Pour moi il était le chaînon manquant. Il avait la dalle, j’avais la dalle, notre sommes rentrés en combustion spontanée. Tout s’est enchaîné ensuite sans que l’on ait à poser des mots sur tout. »
À partir de là le rouleau compresseur marketing se met en marche pour vendre au public ce duo aussi inattendu qu’inédit.
Et les frangins Bass dans tout ça ?
Crédité à la production exécutive de The Slim Shady LP et à la manœuvre sur trois morceaux (My Name Is, Guilty Conscience et Role Model avec Mel-Man), ce serait toutefois aller vite en besogne que de présenter Dre comme le maitre d’œuvre de l’album.
Déjà d’une part parce que l’opus reprend plusieurs pistes de son prédécesseur The Slim Shady EP (Just the Two of Us rebaptisé ’97 Bonnie & Clyde, If I Had, Just Don’t Give a Fuck), et de l’autre car quinze des vingt morceaux sont produits par F.B.T. Productions, alias Jeff et Mark Bass.
Ce même schéma se répète d’ailleurs sur The Marshall Mathers LP (sept productions) et The Eminem Show (six productions).
Bien sûr il ne s’agit pas de prétendre qu’avec ou sans Dr. Dre Eminem serait quand même devenu Eminem (ne serait-ce parce que la grande majorité des singles sont signés de sa main), mais il est intéressant de noter que ces éléments sont systématiquement omis quand est contée sa success story.
Après le mythique Lose Yourself en 2002, les chemins des Bass Brothers et du blondinet vont toutefois prendre des directions différentes, eux qui collaboreront qu’une toute dernière fois en 2009 sur un titre de l’album Relapse.
Jeff : « Ce n’est pas comme s’il nous avait dit ‘Dégagez, vous être virés’. C’était plus ‘Je vais tenter d’autres trucs désormais’, chacun se souhaitant ensuite bonne chance. Encore aujourd’hui je l’aime toujours autant, et je suis certain que c’est réciproque. On pourrait sans aucun doute s’asseoir autour d’une même table et écrire une chanson ensemble. Peut-être qu’un jour ça se fera. »
Dre aussi finira par s’éloigner après Relapse en 2009 sur lequel il a participé à 18 des 20 pistes. Considéré par de nombreux fans comme la perle de sa discographie, l’opus a cependant plusieurs fois été dénigré publiquement par Eminem, ceci expliquant peut-être cela.
Bien que toujours mentionné comme producteur exécutif sur chacun de ses albums suivants (un choix qui paraît plus stratégique qu’artistique), il arrive à Dre d’être complètement absent des crédits comme sur The Marshall Mathers LP 2 (2013) ou Kamikaze (2018).
Fort heureusement pour les plus nostalgiques, le récent Music to Be Murdered By marque leurs retrouvailles en bonne et due forme avec un total de six collaborations entre le Doc’ et son ancien apprenti.
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