Retour sur l’épopée la plus lucrative de l’histoire du rap. Ou quand le hip hop devient corporate…
LE MEILLEUR DEAL DE L’HISTOIRE DU HIP HOP
La semaine dernière Tim Cook le Pdg d’Apple annonçait en fanfare le lancement d’Apple Music, un service d’écoute de musique par abonnement. L’arrivée de ce nouveau mastodonte sur le marché du streaming devrait sérieusement faire de l’ombre aux cadors du secteur.
Un changement de stratégie notable pour la marque fondée par Steve jobs qui depuis le lancement de l’iTunes Music Store en avril 2003 clamait à tout va que « les gens préfèrent détenir leur musique ». Oui mais voilà les revenus du streaming ne cessent de progresser au détriment du modèle économique initié par Apple (la vente de morceaux et d’albums à l’unité). Spotify et Deezer cumulent ainsi plus de 41 millions d’abonnés, et la tendance n’est pas prête de s’inverser selon les experts.
Pour s’imposer dans les meilleurs délais Apple dispose d’un atout de taille. En début d’année, la firme faisait l’acquisition du fabricant de casques et éditeur de service streaming, Beats, pour la somme astronomique de 3,2 milliards de dollars. Cette transaction concluait ainsi en apothéose l’aventure commerciale initiée par Jimmy Iovine (co-fondateur du label Interscope et producteur entre autres de Lady Gaga) et la légende du rap Dr. Dre.
APPLE ET BEATS, UNE HISTOIRE CROISÉE
L’histoire débute en 2006 lorsque Iovine tombe par hasard sur Dre sur une plage de L.A. alors qu’il faisait de l’exercice. Les deux hommes se connaissent de longue date (Interscope et Death Row ont longtemps travaillé ensemble, c’est Iovine qui aurait transmis la démo d’Eminem à Dre…), et lorsque deux fanas de musique se rencontrent de quoi parlent-ils ? Et bien de musique pardi.
Chacun s’accorde sur le fait l’industrie doit faire face à deux problèmes majeurs : la chute des ventes et la chute de la qualité auditive. Sur ce second point, Dre blâme en grande partie Apple et le succès massif de ses iPods vendus avec des oreillettes coutant un dollar à peine. « C’est une chose de voler de la musique, c’en est une autre de détruire le feeling que j’essaye de faire passer ».
Paradoxalement Beats va bâtir en partie son succès en s’appuyant sur un des fondamentaux du modèle économique de la firme à la pomme : jouer à fond la carte du mariage entre technologie et culture populaire. « La technologie, voilà le nouvel artiste » résume ainsi Jimmy Iovine.
Alors que les avocats du docteur Young le pressaient à l’époque pour sortir une ligne de baskets, la légende veut que les deux hommes ait conclu leur rendez-vous inopiné par un « Fuck sneakers, let’s make speakers ».
MONSTER, LE DINDON DE LA FARCE ?
Toujours est-il que ce ne sont pas des haut-parleurs mais bien des casques audio qui seront commercialisés deux ans plus tard en 2008. Monster Cable, qui initialement fabriquait des câbles audio et vidéo, perçoit d’emblée l’existence d’un nouveau marché à défricher. Son directeur Noel Lee part du constat simple que dans ce domaine, l’offre n’est soit pas à la hauteur, soit trop complexe pour le consommateur lambda.
Iovine et Dre, qui détiennent 75% des parts de Beats, en bons vétérans du game vont ensuite quelque peu leur faire à l’envers. Monster passe ainsi un accord pour manufacturer lesdits casques sans pour autant s’assurer la moindre contrepartie viable. Beats conserve la propriété permanente de tout ce que Monster développe. Chaque composante, chaque brevet, chaque pièce de métal ou de plastique, rien de tout ça ne leur appartient directement. Un comble alors que ce sont eux qui ont bâti les fondations de cet énorme succès à venir.
En 2012 quand Beats dispose des fonds nécessaires, la société s’accapare le contrôle complet du processus de fabrication, mettant ainsi sèchement un terme au partenariat en cours. Monster aura beau récupérer quelques indemnités, l’entreprise se retrouve la queue dans l’eau (et finira d’ailleurs par poursuivre en justice nos deux larrons).
UN MARKETING AU BAZOOKA
La sortie des premiers casques audio à l’automne 2008, coïncide de plein fouet avec la crise économique. Autant dire que le scepticisme était de mise quant à la perspective de vendre en grandes quantités des casques à 300$ alors que la mode était à la miniaturisation des écouteurs.
Dre et Iovine vont marketer leur produit comme si c’était « Tupac ou les Guns N’ Roses » selon leurs propres mots. Plutôt que de miser sur une longue intronisation aux méfaits du son MP3, ils privilégient un degré de visibilité maximale.
L’esthétique du produit (désigné par un ancien de chez cadre de chez Apple soit dit en passant) permet de faire de chaque utilisateur un panneau d’affichage pour le logo de la marque. Et ce d’autant plus si ces derniers sont stars de la chanson (Lady Gaga, Justin Bieber, David Guetta…) ou du sport (LeBron James, Neymar, Kevin Garnett…).
Au final les acheteurs n’acquiert pas des Beats pour avoir un son cool mais pour avoir l’air cool. In fine l’exigence de qualité sonore n’aura servi que de Cheval de Troie, ces casques étant devenus avant tout des accessoires de mode.
[Et pour l’anecdote, les casques sont alourdis à hauteur de 30% par des composants en métal pour donner à l’accesoire un rendu plus premium => pour qu’il ne ressemble pas à un simple assemblage de plastique.]
Jimmy Iovine et Andre Young prennent la pose avec Tim Cook et Eddy Cue un des pontes d’Apple.
DES RÉSULTATS SANS PRÉCÉDENTS
En six années à peine Beats va se transformer en une usine à cash estimée à plus d’un milliard de dollars. Un résultat d’autant le plus impressionnant alors que ce marché était jusque-là réservé à une poignée de techniciens studios et d’audiophiles et que ces casques vendus dans les 300$ ne couteraient que dans les 14$ à leur sortie d’usine…
En 2014 une étude du NPD Group a estimé que Beats s’était accaparé 27% du marché des casques audio, dont 57% de ceux qui coûtent plus de 100$. En parallèle la part de marché des casques audio à plus de 100$ a augmenté de 73% !
Résultat une multitude de compétiteurs apparaissent : de 50 Cent avec SMS audio en collaboration avec Lucas Film, en passant par les héritiers de Bob Marley, Quincy Jones via un deal avec AKG, et même Monster qui revient dans la course grâce à un partenariat avec Swizz Beatz.
Étonnamment tous mettent en avant la supériorité auditive de leurs modèles. Et pour cause…
UN SON QUI LAISSE À DÉSIRER ?
« En terme de performance, ces casques font partie des pires que vous pouvez acheter. Ils sont absolument, extraordinairement mauvais » juge pour sa part Tyll Hertsens, éditeur en chef d’InnerFidelity.com, un site bien connu des audiophiles.
Un comble alors que l’intention initiale de Dre était de reproduire le plus fidèlement possible le son des studios et notamment le bruit des basses. Mais cet effet a été tellement poussé qu’au final il distord la mélodie et détourne l’auditeur du rendu originel.
[Ceux qui souhaitent investir leur argent à bon escient peuvent toujours visiter ce lien : 10 casques audio meilleurs que les Beats.]
Toujours est-il qu’un peu comme les sneakers destinées aux athlètes de hauts niveaux, excepté une poignée de spécialistes, rares sont ceux qui peuvent vraiment distinguer une différence fondamentale entre ces différents produits. Et c’est sur ce point que le génie marketing de Jimmy Iovine et Dr.Dre reste à ce jour encore inégalé.