Le 15 décembre 1992 sortait le Thriller du rap. Retour morceau par morceau sur un classique parmi les classiques…
Miles Davis pour le jazz, Igor Stravinsky pour la musique moderne, James Brown pour la soul… Si l’identité d’un genre musical évolue en permanence, il arrive parfois que, touché par la grâce, un artiste révolutionne ce dernier à lui seul.
Andre Romelle Young alias Dr. Dre peut se vanter d’appartenir à ce club très fermé pour ce qui est du rap, tant la sortie de son premier album solo The Chronic marque une rupture nette entre tout ce qui s’est fait avant et tout ce qui va se faire après.
Quand jusqu’au début des années 90 le hip hop repose encore largement sur des rythmiques saccadées très breakbeat (Run DMC, Public Enemy, le Juice Crew…), Dre ouvre la voie vers un son plus rond, plus onctueux.
Un son où lignes de basses et nappes de synthé se mélangent harmonieusement sur des samples de groupes funk des années 70/80, Funkadelic et Parliament en tête. Un son qui privilégie la chaleur de l’orchestration live aux consoles de studio (une hérésie à l’époque). Un son qui, culture de la ride oblige, s’écoute poste à fond en voiture dans une ville de Los Angeles où s’entremêlent à n’en plus finir les kilomètres de routes.
Ce son c’est le G-funk. Le « G » signifiant ici « gangsta ».
The Chronic ne se contente en effet pas de proposer une couleur musicale nouvelle, Dr. Dre vient également l’habiller d’une vision, d’une mythologie.
Peuplés de « Gz », « hustlas » et autres « bicthes », les ghettos californiens se vivent l’été sur fond de barbecues et houses parties, tandis que les échanges de coups de feu entre gangs bleus et rouges viennent à l’occasion perturber la fête.
Pour nourrir cette imagerie, Dre s’entoure d’une bande d’emcees de rue (Kurupt, Lady of Rage, RBX, Dat Nigga Daz, Warren G…) qui tous vont ensuite accomplir les carrières que l’on sait. Parmi eux, brille déjà de mille feux un certain Snoop Doggy Dogg présent sur treize des seize titres et qui, en compagnie de The D.O.C., se charge de l’écriture de la majorité des textes.
Dans l’ombre, l’inquiétant Suge Knight veille de tout son poids pour s’assurer de cet album fasse office de rampe de lancement de son tout jeune et ambitieux label Godfather Entertainment – label qui sera rebaptisé peu de temps après Death Row Records.
Lorsque le 15 décembre 1992 le disque arrive enfin dans les bacs, le carton critique et commercial est immédiat. Classé en troisième position des charts, il enchaîne accolades et certifications de platine jusqu’à rentrer en rotation sur des télés et radios pas toujours réputées des plus accommodantes à l’égard du rap.
Un quart de siècle et six millions d’exemplaires plus tard, alors que The Chronic est désormais unanimement regardé comme un chef d’œuvre, un opus à l’aune de laquelle se mesure la qualité des nouvelles sorties, prenons le temps de revenir dans le détail et sans complaisance sur chacune des pistes concoctées par le bon docteur Young.
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1. The Chronic (Intro)
« This is dedicated to the Niggaz that was down from day one »
Dr. Dre entame l’album par ces premières paroles qui s’accompagnent du bruitage de porte de cellule suivi d’un menaçant « Welcome to Death Row ».
Snoop prend immédiatement la relève d’un frénétique « Hahaha, yeah, NINE DEUCE!! » sur fond de sirènes et samples à tout va (Ohio Players, Parliament, Solomon Burke, The Honey Drippers, Gylan Kain et Jim Dandy), puis décroche dans la foulée une salve de piques à l’attention d’Eazy-E et Jerry Heller histoire de clore pour de bon l’ère N.W.A.
Autre invité de marque même si moins connu : le bassiste et claviériste Colin Wolfe avec qui Dre collabore déjà depuis plusieurs années.
Le décor est posé, les choses sérieuses peuvent commencer.
2. Fuck Wit Dre Day (And Everybody’s Celebratin’)
Un diss track de légende qui insulte pêle-mêle Tim Dog pour son Fuck Compton, Luke du 2 Live Crew pour son Fakin Like Gangsters et une nouvelle fois Eazy-E qui n’a pas fini de prendre cher – le clip en remet d’ailleurs allégrement une couche.
Les attaques sont portées de la manière la plus vicieuse qui soit : sur un beat tellement fou qu’il se suffit pour tout refrain.
Immature en diable, le morceau n’en reste pas moins des plus jouissifs à l’image de ce « bow wow wow yippy yo yippy yay » répèté en boucle par Snoop.
La voix soulful de Jewell vient ensuite conclure les débats.
3. Let Me Ride
Troisième et dernier single extrait de The Chronic, cette ode hédoniste à la ride est indissociable de son clip.
Au volant d’une Chevrolet Impala 1964 (« Chevy six-fo’ » dans le texte) et sur un refrain qui échantillonne avec brio le classique Mothership Connection (Star Child), Dre conte « another motherfucking day » dans l’immensité de L.A.
Notez que comme pour ce qui est du style vestimentaire (bandanas, pantalon Dickies, chemises à carreaux…), les lowriders ont été piqués par le gangsta rap à leurs voisins chicanos de la communauté hispanique
4. The Day The Niggaz Took Over
Beaucoup moins laid back, plus saturé, ce track vient rappeler les émeutes qui ont secoué la Cité des Anges quelques semaines avant que Dre ne débute l’enregistrement de l’album.
Morceau le plus chargé sociopolitiquement de The Chronic, The Day the Niggaz Took Over s’écoute comme la bande originale de ce carnage, extraits de discours militants et d’interviews à l’appui.
Mélodiquement parlant, ce flux de skits qui se superpose à l’instrumental n’est cependant pas toujours du meilleur effet.
5. Nuthin’ But A ‘G’ Thang
« You’ve got the feeling (yeah, yeah) »
Le titre qui a fait de Snoop et Dre les Mick Jagger et Keith Richards de leur génération. Le titre qui a marqué le début du règne de la maison Death Row façon Motown des années 90. Le titre qui vingt-cinq ans après tourne toujours autant en soirées sans que personne ne s’en plaigne.
Si les lyrics sont parfois faiblardes (« Never let me slip, ’cause if I slip, then I’m slippin’ »… hum okay), les rimes sont délivrés avec une telle facilité que chaque note donne l’impression de rebondir et de se répondre.
Nuthin’ But A ‘G’ Thang ou la naissance de la gangsta pop.
Que ceux pour qui ce morceau ne figure pas dans leur top 5 de tous les temps se dénoncent sur le champ.
6. Deeez Nuuuts
Clairement pas le morceau le plus fin de l’album, ne serait-ce que pour le canular téléphonique d’introduction bien gras de Warren G.
Toujours est-il que le beat trône au sommet des meilleures compositions de Dre, notamment pour ce dernier tiers où sans qu’aucun rappeur n’intervienne l’instru se déconstruit lentement avant de repartir de plus belle.
Ça et puis aussi Nate Dogg (dont c’est étonnamment l’unique apparition) qui répète à l’envie son « I-I-I-I-I-I-I can’t be faded / I’m a nigga from the motherfucking street ».
7. Lil’ Ghetto Boy
Nouveau duo entre le Doc et le Dog qui une fois n’est pas coutume s’attachent à décrire le mauvais côté de la vie de gangbanger et de cette culture du gun dans la communauté afro-américaine.
Si bien qu’efficace, le refrain frôle l’originalité zéro (un copié-collé du tube de 1972 du grand Donny Hathaway intitulé… Little Ghetto Boy), les couplets sont eux impeccablement exécutés.
Quand les plus attentifs auront retenu la dédicace de Snoop à son cousin Li ½ Dead, les amateurs de G-funk désireux d’en savoir plus se précipiteront sur ses deux premiers albums, et notamment cette perle qu’est The Dead Has Arisen.
Cette piste 7 clôt sans le dire la première et meilleure partie de The Chronic,
8. A Nigga Witta Gun
Le seul morceau solo de Dr. Dre de tout l’album solo de Dr. Dre – ce qui ne signifie aucunement qu’il en a écrit les paroles.
Considéré à juste titre comme un piètre emcee, gloire doit être rendue au docteur d’avoir fait de sa faiblesse une force.
Si sa voix est celle qui assure la cohésion du projet, là où certains entassent les featurings pour au final donner un album qui part dans tous les sens (au hasard le Snoop des années 90/2000), il est celui qui sait mettre son égo de côté pour mettre en valeur chacun des invités.
9. Rat-Tat-Tat-Tat
Un peu trop similaire dans le thème et dans le traitement au morceau précédent pour se détacher du lot. Très dispensable donc.
Et puis franchement, qui n’aurait pas préféré que se poursuive encore et encore le très smooth Brother’s Gonna Work It Out de Willie Hutch utilisé en intro ?
Très certainement l’A$AP Mob, Lloyd, Chance the Rapper, Chief Keef ou encore Ro James qui tous reprendront largement ce sample au siècle suivant.
10. The $20 Sack Pyramid
Si vous aimez les interludes, cette parodie d’un jeu télé des années 70 longue de trois minutes va vous ravir. Bon après faut aimer les interludes…
11. Lyrical Gangbang
Quand t’organises une partie fine et que t’es même pas invité…
Absent du track, Dre laisse s’en donner à cœur joie Lady Of Rage, RBX et Kurupt, ce dernier se payant le luxe pour sa toute première apparition de voler la vedette à ses comparses pourtant loin d’être des manches.
Autre originalité : foin de Georges Clinton ici, les percussions sont samplées sur le When the Levee Breaks des très rock Led Zeppelin.
12. High Powered
Nouvelle interlude qui a de quoi en agacer plus d’un si l’on considère la qualité du beat gâché ici pour rien – ou plutôt gâcher histoire que Dre dixit « se relaxe et s’en roule un bien fat ass ».
Loin de sauver la mise, le couplet de RBX demeure de l’avis de beaucoup le pire de The Chronic.
13. The Doctor’s Office (Skit)
Mais pourquoi les rappeurs aimaient-il autant les interludes dans les nineties ? Et pourquoi Dr. Dre nous force-t-il une minute et quatre secondes durant à l’écouter beugler en train de faire l’amour à une patiente ? Hein pourquoi ?
Vite la suite.
14. Stranded On Death Row
Kurupt, RBX, The Lady of Rage et Snoppy Snoop (plus Bushwick Bill des Geto Boys en embuscade) sont de retour aux affaires avec du kickage en bonne et due forme, chacun posant là l’un des meilleurs couplets de sa carrière.
Dre qui là encore n’est pas présent au micro renoue ici avec une ambiance sonore qui n’est pas s’en rappeler la période Niggaz With Attitude.
Les puristes apprécient, les autres aussi.
15. The Roach (The Chronic Outro)
Mais pourquoi donc ce morceau libellé comme l’outro (et qui de surcroît est très bon) n’est pas le dernier morceau de l’album ?
Si le mystère persiste toujours, il en est un qui n’est plus : la signification du titre de l’album The Chronic.
Certes, tout le monde sait à peu près qu’il renvoie à une variété d’herbe (RBX n’étant ici pas avare en détails), mais comment se fait-il que cette weed n’ait jamais été référencée auparavant dans le rap ?
La réponse a été donnée par Snoop en 2014. En train de chiller avec ses potes un jour de 1991, le Grand Chien se voit proposer par un « white dude » de l’hydroponic (Roi Heenok si tu nous lis), soit cette herbe cultivée hors-sol à partir d’eau et de nutriments. Complétement défoncé, Snoop comprend « hydroCHRONIC », ce qui dérive plus tard entre lui et ses homeboys en « chronic ».
Et c’est sous cette appellation qu’il a plus tard introduit Dre aux joies de la verte.
Du coup, si vous aviez toujours cru que la chronic était cette herbe rare aux propriétés légendaires, un mythe vient de tomber.
16. Bitches Ain’t Shit!
« Bitches ain’t shit but hoes and tricks / Lick on these nuts and suck the dick »
L’une des chansons les plus misogynes, si ce n’est pas la plus misogyne de l’histoire d’un courant musical perçu à juste titre comme foncièrement misogyne. C’est dire.
Le magistral Deep Cover sorti peu de temps avant aurait tellement (mais tellement) mieux conclu les débats en bonus track.
Le verdict 30 ans après ?
Comme toute œuvre qui a imposé un standard, l’impact de The Chronic n’est fatalement plus le même aujourd’hui qu’à l’époque. Victime de son succès, ce qui faisait son originalité a depuis été maintes et maintes fois reproduit depuis.
Chose rare dans le rap, l’album réussit néanmoins à franchir l’épreuve du temps sans trop d’encombres – cf. ces quelques fautes de goût évoquées précédemment, mais aussi ces histoires dépassées de beefs beaucoup trop redondantes.
Vingt-cinq ans plus tard, l’écoute se révèle toujours des plus agréables donc, tandis le soleil de Californie donne toujours autant envie.
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