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La petite histoire de la publicité dans le rap

La petite histoire de la publicité dans le rap

Contrats de sponsoring, placements de produit et autres coups de billard à trois bandes marketing, découvrez les dessous d’une histoire d’amour vielle de plus de 35 ans…

Dans son livre de référence et best-seller certifié Le point de bascule publié en 2000, le journaliste/écrivain/conférencier britannique Malcom Gladwell s’intéressait aux mécanismes activant les phénomènes de masse.

Derrière chacune des épidémies étudiées (ici la baisse soudaine de la délinquance à New-York, là la résurgence fulgurante d’une marque ringarde ou le succès inattendue d’un jeu vidéo), il observait à chaque fois le rôle prédominant joués par certains individus qu’il surnomme « les déclencheurs ».

Gladwell les classe en trois catégories : les mavens (des passionnés experts dans leurs genres), les connecteurs (qui bénéficient d’un large réseau d’influence) et les vendeurs (de ceux qui savent argumenter et persuader).

Pour comprendre comment au fil du temps le rap et la publicité en sont venus à se regarder à ce point avec les yeux de Chimène, il est important de comprendre que les rappeurs font partie des rares personnes à être mesure de tenir ces trois différents rôles auprès de leur public.

Sincèrement enthousiastes quant aux produits auxquels ils s’associent leur image, suivis par une audience en constante expansion, et motivés par l’appât du gain comme jamais, pour ne rien gâcher, les emcees sont en sus parfaitement perméables à l’idéologie marchande.

Retracer l’histoire du rap, c’est donc aussi d’une certaine manière retracer l’histoire de sa relation avec la pub, et inversement.

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Montres suisses & gros garçons

L’histoire retiendra que les tous premiers rappeurs à avoir été engagés par une marque furent les Fat Boys lorsqu’ils furent appelés par Swatch en 1984 pour tourner un spot télé diffusé exclusivement sur MTV.

Groupe à la bonhomie contagieuse, si à trop vouloir flirter avec la parodie le trio est aujourd’hui un peu tombé dans les oubliettes, il pouvait à l’époque se targuer d’un solide succès mainstream avec un premier album certifié or.

L’horloger ne s’y trompera d’ailleurs pas en les reconduisant l’année suivante pour un nouveau spot spécial Noël.

La naissance du branding

Quand les Run-DMC sortent en 1986 My Adidas, le morceau ne s’écoute pas autrement que comme une déclaration d’amour très premier degré dédiée à leurs sneakers préférées.

Éxécutif chez Def Jam, Lyor Cohen flaire lui tout le potentiel que les deux parties peuvent tirer d’un possible partenariat. D’abord sceptique face à l’idée de miser ses billes sur des personnalités autres que des sportifs pro, la marque aux trois bandes finit néanmoins par se laisser convaincre d’investir un million de dollars.

Le début d’une époque.

Ça gaze

Sprite, ou la première marque qui a misé de son plein gré et sur le long terme sur le mouvement.

Dès 1986, Kurtis Blow, le premier rappeur à avoir jamais signé en major et à avoir décroché un disque d’or, tourna ainsi une publicité diffusée à l’échelle nationale dans laquelle il kicke quelques rimes.

La suivront ensuite entre autres des profils aussi divers que Heavy D, Kriss Kross, A Tribe Called Quest, Cam’ron et Lil Yachty, parfois pour le meilleur (Nas et AZ à jamais dans les cœurs), parfois pour le plus discutable (Drake qui fait des drakeries).

Jamais aussi bien servi que par soi-même

Si les rappeurs aiment à citer à tort et à travers les marques dans leurs textes, ils comprennent très vite tout l’intérêt qui est le leur à faire leur propre publicité.

Bien avant les fringues ou l’alcool, les premiers business dont ils vont se faire les têtes de gondole seront leurs labels.

Death Row, No Limit, Bad Boy… inspirés par la culture des gangs et les techniques de guérilla marketing, leurs employés mettent ainsi un point d’honneur à scander leurs noms et diffuser leurs logos dès que possible.

Dans les années 90, la recette finit d’ailleurs par tellement fonctionner que les auditeurs en viennent à acheter les yeux fermés un album en fonction de ce seul critère.

C.R.E.A.M.

Booster ses ventes grâce au rap, c’est bien. Construire toute sa stratégie marketing autour du rap sans à la base cultiver le moindre atome crochu avec son univers, c’est encore mieux.

C’est en tout le cas le pari inédit que s’est lancé St. Ides, une marque de bière hautement concentrée en alcool (8.2%) au début de 90’s.

Après s’être adjoint les services du producteur west coast DJ Pooh pour la conseiller sur sa direction artistique, St. Ides engage entre autre Ice Cube et surtout le Wu-Tang Clan pour vanter ses mérites dans des spots depuis restés cultes.

Et tant pis s’il sera beaucoup reproché à ces derniers de mettre leur notoriété au service, non pas d’une noble cause, mais d’une marque surnommée « le poison des ghettos » par Spike Lee et Public Enemy, et qui sera plus tard condamnée pour cibler les mineurs dans ses campagnes.

Montée en gamme

Si les rappeurs aiment à citer à tort et à travers les marques dans leurs textes, c’est bien évidemment une question de références culturelles, mais c’est aussi histoire d’assimiler leur musique à un style de vie.

Quand Notorious B.I.G. et Puff Daddy déboulent sur la scène mainstream en 1994 avec Ready to Die, c’est accompagnés de toute une esthétique ghetto fabulous. Des grosses caisses, du gros cash et des filles donc, mais aussi du champagne. Beaucoup de champagne.

Sur Brooklyn’s Finest, Biggie sera ainsi le premier à citer Cristal, ces bouteilles dorées qui coûtent 300 dollars la pièce.

La plus grosse carotte du rap

Invité par Gap à venir poser quelques rimes dans un pub télé, LL Cool J profite de l’ignorance totale du management en matière de rap pour faire en douce la promo de FUBU, une marque de fringues dont il est l’ambassadeur.

Ni vu ni connu, il balance ainsi au milieu de son couplet le slogan « Ready to go / For Us By Us, on the low » à la face de millions et de millions de téléspectateurs.

Cantonné jusqu’à alors à un public composé de connaisseurs de rap, FUBU voit alors sa notoriété exploser jusqu’à atteindre les 300 millions de dollars de revenus l’année suivante.

Pas rancunier, Gap reviendra au rap en 2003 en embauchant Missy Elliott pour donner la réplique à Madonna.

S’il ne devait en rester qu’une

Gucci, Gucci et encore Gucci.

De Rakim à Soulja Boy, de Nas à Chief Keef, hier comme aujourd’hui, la marque italienne peut se vanter d’être la plus name droppée par les rappeurs, et ce bien qu’aucun n’ait jamais officiellement décroché la moindre sponso.

Immédiatement reconnaissable de par son logo rouge vert et son monogramme, le simple fait de prononcer son nom renvoie sans avoir besoin d’en dire plus à une forme d’opulence et de bon goût.

Et puis un peu comme Benz pour les voitures, cette popularité s’explique aussi par le fait que Gucci rime plutôt facilement dans un texte – et notamment avec Gucci.

Une certaine idée du luxe

Gucci n’est cependant pas la seule maison de luxe à laquelle les rappeurs ont prêté allégeance, de Kanye West qui se surnommait le Louis Vuitton Don au début de sa carrière à plus récemment 21 Savage qui sur Twitter se fait appeler le Saint Laurent Don.

Pendant longtemps cet amour n’a toutefois été qu’à sens unique, les marques de super riches se montrant des plus réticentes à s’associer à une musique un peu trop « new money » pour ne pas entacher leur image.

Depuis pas mal a coulé sous les ponts, collab’ et campagnes de publicité étant désormais monnaie courantecf. A$AP Rocky qui cite 17 marques de luxe dans Fashion Killa et pose pour Dior.

Napoléon dans la maison

Question d’assonances toujours, en 2002 Busta Rhymes sort l’hymne Pass The Courvoisier Part II avec P.Diddy et Pharrell en featuring.

Bien que fan d’Hennessy, Bus a Bus décide de citer la maison française et mettre en scène la bouteille Courvoisier XO Imperial dans son clip.

Résultat, non seulement boire du « yak » devient subitement tendance en club, mais Courvoisier voit ses ventes grimper de près d’un quart au cours des douze mois suivants.

La marque passera alors un premier deal avec le rappeur en sponsorisant certaines de ses soirées, puis en concluera dans la foulée un second avec sa société de management Violator.

Baskets présidentielles

Créées en 1982, les Air Force One connaissent une nouvelle jeunesse quand en 2003 quand Nelly et ses potes lui consacrent un morceau éponyme.

Si par peur d’un éventuel procès, les chaussures sont volontairement floutées ou filmés de côté dans le clip, chez Nike en revanche on sourit jusqu’aux oreilles en observant le morceau se hisser jusqu’à la troisième place des charts.

Et pour cause : question retombées, aucune campagne publicitaire ne vaut de voir le rappeur le plus populaire de son époque exhorter son public à acheter un produit en autant d’exemplaires que possible.

Collatéral

De tous les hits d’Outkast, Hey Ya est très certainement le plus mémorable.

Là encore écrit sans y penser la ligne « Shake it like a Polaroid picture » lâchée par Andre 3000 va pourtant avoir un impact retentissant.

Tandis que dans le clip, il incite un parterre de jeunes filles à exécuter la chorégraphie qui va avec, le fabricant d’appareils photo instantanés dont les ventes piquaient du nez depuis des années voit la tendance s’inverser.

Si Polaroid s’associe dans la foulée à Outkast pour distribuer ses produits lors de ses concerts, la société n’en avertira pas moins solennellement ses clients qu’il est préférable de faire sécher ses photos sur une surface plate à l’abri de tout courant d’air plutôt de les agiter en l’air tout juste sortie de l’appareil.

Pas de poule aux œufs d’or

Premier non-athlète signé chez Reebok, Jay Z lance en 2003 la basket S. Carter dont les premières éditions disponibles en quantités limitées s’écoulent comme des petits pains.

Pensant avoir trouvé là un filon, l’équipementier engage alors 50 Cent et Pharrell Williams pour qu’ils produisent eux-aussi leurs propres sneakers et prennent d’assaut le marché mainstream.

La suite de l’histoire sera cependant moins heureuse. En voulant distribuer à grande échelle ses collab’, Reebok se heurte à un plafond démographique et fail dans les grandes largeurs – S. Carter, G-Unit sneakers et Ice Cream terminant dans les bacs à solde.

Ronald prend un stop

En 2005, désireux de rafraîchir son image auprès des 18-34 ans, McDonald’s envisage un temps de lancer un programme de rémunération à destination des rappeurs.

L’idée ? Les pousser à référencer autant que possible l’enseigne dans leurs textes en les rémunérant entre un et cinq dollars à chaque fois que leur son est joué en radio. Sur le papier, le subterfuge relève du génie puisqu’il réduit à zéro les coûts d’investissement et permet de bénéficier d’une dynamique des plus virales en cas de hit.

Malheureusement pour Mickey D’s, et heureusement pour la santé publique, le projet sera abandonné devant les protestations couplées des associations de parents et des ligues contre l’obésité.

Vodka boy

Si à ce stade de l’article certains se demandent encore si la musique influence réellement les mœurs, la success story Ciroc devrait achever de les convaincre.

Pas du genre à laisser quiconque se faire le moindre billet vert sur sa tête, Puff Daddy comprend parmi les premiers qu’aussi juteux soit un contrat de sponsoring, le signataire se contente en réalité de queues de cerise en guise de rémunération.

En 2007 le plus bad boy des moguls conclue donc un deal inédit avec la société de spiritueux DIAGEO : 50% des bénéfices en échange d’un matraquage permanant dans ses clips et dans ses apparitions publiques, mais aussi dans les clips et dans les apparitions de son réseau d’artistes.

Ciroc passe alors de moins de 100 000 caisses annuelles vendues à plus de deux millions cinq ans plus tard. Pas besoin d’en écrire plus.

Dr. Dre !

En 2006, le producteur de légende s’associe avec le patron d’Interscope Jimmy Iovine pour lancer une collection de casques audio. Début 2015, Beats est racheté par Apple pour 3,2 milliards de dollars.

Entretemps, les deux hommes auront marketer leur produit comme si c’était « 2Pac ou les Guns N’ Roses » en le faisant à quasiment tous les artistes et aux sportifs un tant soit peu hype.

Et tant pis si question rapport qualité/prix les casques Beats sont loin d’être leaders sur le marché.

Devenir un business à part entière

Éligible au titre de meilleur rappeur de tous les temps aussi bien qu’à celui de meilleur mogul de tous les temps, Jay Z a toujours eu pour ambition « non pas d’intégrer le monde des affaires, mais de le remodeler à son image ».

Fort de cet état d’esprit, la liste des marques avec il a collaboré donne aujourd’hui le tournis : General Motors, Coca Cola, Hewlett-Packard, Uber, Duracell, Hublot, Bing, Nokia, Reebok, Budweiser, Samsung ou encore Audemars Piguet.

Largement de quoi justifier sa célèbre ligne sur le remix de Diamonds From Sierra Leone : « I’m not a businessman, I’m a business, man! »

Quand ça devient trop

Évidemment lorsqu’artistes et marchands de biens ont saisi tout le côté gagnant-gagnant du placement de produit, c’est peu dire que certains ont investi le créneau avec passion.

Prenons Pittbull par exemple qui tient désormais plus de l’homme sandwich qu’autre chose si l’on en juge la liste interminable de ses sponsors : Dr. Pepper, Zumba Fitness, Kodak (qu’il fait astucieusement rimer avec « Kodak » dans ses textes), Bud Light, Sheets (des languettes énergétiques à faire fondre sur la langue), l’office du tourisme de Miami, son propre parfum, la chaîne de restauration floridienne Miami Subs Grill, les filtres à eau EcoloBlue…

Prenons également DJ Khaled dont le clip de I’m The One se confond avec une page de réclame pour le Superbowl tant les marques sont mises en scène sans subtilité aucune – le pompon étant atteint quand Lil Wayne prétend passer un coup de fil bouteille d’alcool à l’oreille en guise de téléphone.

Le revers de la médaille

Associer son nom à un produit, c’est forcément délaisser un part de liberté artistique, ne serait-ce par rapport aux clauses que contiennent les accords passés et de la fatale autocensure qui en résulte.

En 2002, tout juste signé chez Pepsi, Ludacris se fait lourder le mois d’après, la faute à une intense campagne de lobbying du présentateur télé Bill O’Reilly qui l’accuse de violence et de sexisme. Coïncidence ou pas, Luda entamera par la suite sa mutation grand public.

Dans un registre différent, d’autres rappeurs perdront leurs contrats en raison de leur conduite en dehors des studios : Reebok se séparera de Rick Ross pour ses lyrics pro-viol, Chevrolet de T.I. après qu’il se soit fait arrêter pour avoir acheté des armes à feu illégalement, Mountain Dew de Lil Wayne là encore pour une rime controversée…

Les rappeurs se rebiffent

Force culturelle et commerciale, le hip hop est-il en mesure de renverser le rapport de force quand le besoin s’en fait sentir ?

Par le passé, différentes marques directement connectées à son public ont franchi certaines limites (Cristal, Tommy Hilfiger ou Timberland) et se sont exposées aux foudres du milieu. Si à chaque fois les réactions ont été vives dans les médias, sur le terrain des chiffres les conséquences se sont très peu faites sentir.

Dernièrement, c’est au tour de Gucci d’avoir provoqué l’ire de têtes d’affiche comme T.I. ou Soulja Boy pour avoir commercialisé un pull aux faux-airs de blackface. Reste à voir si cette fois les appels aux boycotts seront vraiment suivis d’effets.

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