Attention, sujet brûlant…
La gestu, le swag, les gimmicks, les intrus, les tatouages sur le visage… tout cela n’existerait même en rêve pas si dans la seconde partie des années 70 des mecs de New-York ne s’étaient pas emparés du micro pour rythmer les soirées entre deux disques.
Ou pour le dire autrement : sans le flow, le rap ne serait pas le rap.
Certes aux premières heures du mouvement, lorsqu’à l’orée des années 80 cet art de parler sur de la musique a été transposé sur disque, tous les rappeurs sonnaient peu ou prou de la même façon.
De Kurtis Blow aux Run DMC en passant par LL Cool J, il s’agissait en effet de scander ses lyrics en insufflant un maximum d’énergie, tant et si bien que les détracteurs du rap avaient alors beau de jeu de clamer que chaque morceau se ressemblait.
S’ils avaient évidemment tort, ils n’avaient cependant pas à 100% tort.
Cette période a toutefois pris fin le 7 juillet 1987 lorsque l’album Paid in Full d’Eric B. et Rakim est arrivé dans les bacs.
L’avant Rakim et l’après Rakim
Révolutionnaire à la manière d’un Miles Davis pour le jazz ou d’un James Brown pour la soul, le « dieu emcee » comme il se surnomme bouleverse les canons du genre.
À rebours de ses homologues, le R propose une diction beaucoup plus mélodieuse inspirée par sa pratique du saxophone. Syntaxes, argot, temps des rimes, placements, ordre des phrases… le monde découvre stupéfait qu’il existe une autre manière d’agencer ses mots sur un beat.
Victime de son succès, Rakim, qui d’un coup d’un seul se retrouve propulsé rappeur préféré de ton rappeur préféré, est très vite plagié à la chaîne.
À partir de là et pour aller très vite (parce qu’évidemment toute cette présentation est très schématique), naît ce qu’on va appeler le flow jacking, ou vol de flow dans la langue de Molière – « to jack », « voler » en argot.
Dès le départ, l’ambiguïté est de mise.
D’une part parce que le débat sur la frontière qui délimite l’emprunt, l’inspiration, le clin d’œil, la réappropriation et la fauche est vieux comme l’art. Et de l’autre parce que dans ce cas de figure précis le flou est d’autant plus palpable que le flow ne correspond pas à une définition précise.
Toujours est-il qu’en 1991, lorsque Summertime de Will Smith cartonne sur les ondes, nombreux sont ceux qui croient entendre Rakim quand le Fresh Prince ouvre la bouche.
Les similitudes sont d’ailleurs telles que la rumeur a longtemps voulu que le compère d’Eric B. ait ghostwritté ce tube de l’été (ce qui n’est absolument pas le cas).
Quasiment trente ans plus tard, en 2019, l’intéressé est d’ailleurs revenu sur les faits.
« Will m’est redevable pour ça. Il m’a volé et je n’ai toujours pas été payé » a-t-il ainsi déclaré sourire en coin en interview.
« Je me souviens de la première fois où j’ai entendu Summertime dans ma caisse, j’étais à la fois content de faire des émules, mais j’étais aussi amer de m’être fait dépouiller de la sorte. Tous les rappeurs veulent inspirer les autres rappeurs, c’est comme ça que vous savez que vous avez réussi. Franchement, j’étais partagé. »
Et de regretter, toujours sur le ton de la plaisanterie, que, bien qu’il s’en soit entretemps expliqué directement avec Smith (les deux hommes ont partagé l’affiche lors d’une tournée commune), ce dernier ne lui a jamais rendu hommage publiquement.
Quand les flow jackés se rebiffent
Toutes les victimes de flow jacking ne le prennent cependant pas avec autant d’indulgence que l’auteur de I Ain’t No Joke.
Il y a peu la base fan de Valee, un rappeur de chez G.O.O.D Music dont la mixtape GOOD Job, You Found Me avait connu un joli succès d’estime en 2018, a accusé sur les réseaux Nicki Minaj, 6ix9ine, Tyler the Creator et Lil Pump de lui avoir piqué son flow au gré de leurs singles – pas mécontent de cette publicité, Valee s’est contenté de répondre « ne pas prendre mal la chose car aucun de ces gros noms n’a su reproduire sa patte comme il faut ».
Moins amicaux, les trois membres du groupe Hotstylz se sont eux référés en justice quand cinq ans après leur hit local Lookin Boy, Eminem a sorti son très remarqué Rap God en 2013 dans lequel il s’est permis de reprendre leur phrasé sept petites secondes.
Poursuivi à hauteur de 8 millions de dollars officiellement pour ne pas leur avoir demandé l’autorisation de les sampler (et accessoirement clashé dans un morceau que personne n’a écouté), Shady a convenu d’un arrangement en 2016.
XXXTentacion quant à lui a pris la mouche, et pas qu’un peu, quand en 2017 Drake lui a fait le coup du copié/collé avec son KMT aux faux airs de Look At Me sorti deux ans plus tôt.
X l’a alors mis au défi de « faire un album, ou même juste deux ou trois titres sans sonner comme quelqu’un d’autre », puis d’ajouter en haussant le ton : « s’il réussit à être original deux secondes, je cours à poil dans les rues et je me tatoue son nom sur le boul’ ».
Penaud, le 6 God a été contraint d’admettre des ressemblances dans l’interprétation, non sans s’empresser de préciser que, grand dieu, tout cela relève d’une malheureuse coïncidence.
Mouais, là-dessus on est quand même parfaitement en droit d’émettre de sérieux doutes pour peu que l’on jette un rapide coup d’œil à ses états de service, lui qui au cours de sa carrière s’est fait griller en train de repomper Phonte des Little Brother, son boss Lil Wayne, Big Sean, Mase, Soulja Boy (« Hunn?? »), et tant d’autres – lire la liste complète ici.
Le cas The Game
L’ami Drizzy n’est cependant qu’un petit joueur en la matière. Là où toute discipline a son maître, The Game est clairement celui qui élevé le flow jacking au rang de figure de style.
Pas spécialement réputé pour être le rappeur à la personnalité la plus affirmée que ce soit à la ville ou en studio, l’auteur de The Documentary est en revanche un vrai bousillé de rap.
Si sur son premier opus il se contentait de chantonner timidement sur les bandes de 50 Cent (Church for Thugs), il s’est ensuite fait une spécialité de reprendre les flows du moment.
Dans le désordre et sans se montrer exhaustif (un papier complet serait nécessaire), il peut être entendu singer Eminem sur Stadium Music, Biggie sur The Good The Bad The Ugly et American Dream, Nas sur Born In The Trap et Let Us Live, Gucci Mane sur Wow, Andre 3000 sur Speakers on Blast, Nipsey Hussle sur Pharaohs, 2Pac sur Monsters in My Head, etc.
Plus surprenant, il lui arrive même de poser à l’identique d’un rappeur avec qui il partage un feat ! Cf. Martians vs. Goblins avec Tyler, The Creator, Pray avec J.Cole ou Paramedics avec Jeezy
Loin d’être inintéressant pour tout geek de rap qui se respecte (ne serait-ce que parce que la tessiture de sa voix est très différente de celle de ses modèles), l’exercice ne lui a étonnamment pas valu tant de critiques que ça.
Sincère dans sa démarche, The Game démontre ici que le flow jacking, s’il est assumé comme tel, tient plus de l’hommage que du plagiat, et que ce faisant il participe à populariser la patte d’un artiste.
Dans un genre similaire, rappelons-nous d’A$AP qui ressortait les Bone Thugs-N-Harmony de derrière les fagots sur Palace en 2011 (cadence rapide et fredonnée), ou de Jay Z qui sur Part II (On The Run) en 2013 redonnait une seconde vie au Back That Azz up de Juvenile (un « yeah » ajouté à la fin de chaque ligne).
À qui appartient un flow ?
À tout le monde pour peu qu’on y mette les formes, serait-on donc tenté de répondre du tac-au-tac.
Quand en 2017 Quavo des Migos se gargarise qu’il n’existe pas un seul emcee qui n’est pas fait usage de son fameux « Versace/triplet flow », il est tentant de lui rétorquer que rapper trois syllabes sur un seul temps a été inventé un quart de siècle plus tôt par la Three 6 Mafia et qu’ils n’en ont pas fait tout un foin.
Là encore, mieux vaut la jouer carte sur table façon Cardi B avec Bodak Yellow, elle qui quand elle s’en est allée lorgner du côté du No Flockin de Kodak Black pour poser, a tout simplement titrer le résultat d’après son nom – et plutôt que de se friter, les deux ont par la suite enregistré un remix.
En guise conclusion, il serait assez tentant de citer Jean-Claude Van Damme (« Le type qui a construit la Tour de Pise, la plupart des gens ne savent pas son nom, parce que son œuvre est plus connue que lui, son œuvre l’a dépassé. Il a donc réussi sa vie »), mais histoire de faire bonne figure on préféra quand même Kanye West qui en 2005 dans le documentaire The Art of 16 Bars concédait sur ce point comme sur les autres que « le hip hop est né de l’imitation, point à la ligne ».
Ça et puis aussi que le flow jacking n’empêche nullement les rappeurs d’aujourd’hui d’inventer les flows de demain.
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