Sujet tabou s’il en est, le phénomène des ghostwriters (littéralement « écrivains fantômes ») est pourtant beaucoup plus répandu que le milieu ne veut bien l’admettre. Et si votre MC favori n’était pas l’auteur de ses rimes ?
UNE PROBLÉMATIQUE PROPRE AU RAP
Contrairement à la variété (où il est tout à fait acceptable qu’une chanteuse laisse à d’autres le soin de signer ses paroles) ou au milieu de l’édition (où 90% des livres des hommes politique et des autobiographies de starlettes sont écrits par des « nègres », présentés comme co-auteur), les rappeurs se doivent d’écrire leurs textes. L’auteur et l’interprète ne doivent faire qu’un.
Une exigence qui remonte aux premières heures du Hip Hop, au temps des battles et de l’engagement politique, quand Chuck D de Public Enemy déclarait que le rap se devait d‘être « le CNN des afro-américains ». Comment prétendre être authentique, être meilleur que son adversaire ou raconter son quotidien avec des mots qui ne sont pas les siens ? Pourtant le ghostwriting n’est ni un phénomène nouveau, ni un phénomène marginal.
Pour rappel, les paroles du premier tube mainstream de l’histoire du rap, le Rapper’s Delight du Sugar Hill Gang, ont tout simplement été volées (!) à Grandmaster Caz.
Reste que ce secret de polichinelle provoque grattements de tête des rappeurs et froncements de sourcils du grand public dès qu’il est mis sur la table.
Jay Z est l’une des plumes de l’ombre les plus célèbres : Dr. Dre, Foxy Brown, Memphis Bleek et même Bugs Bunny ont fait appel à ses services ! (pour la bande originale de Space Jam)
PLUSIEURS RAISONS PEUVENT POUSSER UN MC À SOLLICITER UNE AIDE EXTÉRIEURE
Passé le cap des premiers projets, ce dernier peut ressentir le besoin de renouveler sa plume pour ne pas tourner en rond, ou, comme Snoop Dogg l’a admis pour le génial Sensual Seduction, l’artiste souhaite complètement changer d‘univers le temps d‘un titre.
Le succès joue aussi beaucoup – et pas seulement parce qu’il donne les moyens de déléguer le taf. Dès leurs premiers dollars encaissés, les rappeurs en profitent bien souvent pour quitter leur quartier d’origine et changer de fréquentations. Difficile dans ce cas de retrouver l’inspiration des débuts. Sans compter qu‘il est très compliqué de trouver du temps pour poser des textes sur papier lorsque son emploi du temps se divise entre promotion (interviews, voyages, réseaux sociaux…), concerts et réunions d’affaires.
Enfin plus prosaïquement, certains rappeurs ne sont pas tout simplement pas doués pour rimer et n‘ont donc guère le choix (Dre, Diddy ou Eazy-E ne s‘en sont jamais cachés).
Citons enfin le cas assez particulier, de ces rappeurs qui n’en sont pas vraiment et qui jouent un rôle face caméra (Fatal Bazooka, Swagg Man…). Ici le ghostwriter intervient un peu comme un dialoguiste le ferait pour façonner un personnage de fiction.
QUI SONT CES FANTÔMES DES STUDIOS ? COMMENT SONT-ILS RECRUTÉS ?
Les profils sont variés. Il peut s‘agir d’une superstar plus ou moins proche du rappeur (Jay Z avec Dre, Run DMC avec les Beasties Boys), d’un membre du même entourage (à l‘exception de Ren, Ice Cube écrivait tous les textes de son groupe N.W.A. ; Biggie et sa protégée Lil Kim), d’un besogneux des studios (à la Royce Da 5’9 ou Killer Mike, ou d’un rappeur en devenir (Rick Ross à ses débuts).
Dans la dernière hypothèse le ghostwriting est un excellent moyen de se faire remarquer en mettant un pied à l‘étrier (comme l’ont fait Kendrick Lamar ou Freddie Gibbs).
Si vous vous demandiez pour quoi certains crew comme YMCMB signent à tire-larigot des mecs dont personne ou presque n’entend parler (Brisko, Curren$y, Cory Guns…), c‘est principalement pour alimenter en lyrics les albums de Birdman et (en partie) de Lil Wayne – pour ensuite ne pas les payer mais ça c’est une autre histoire.
Ne serait-ce qu’au niveau des procédés d’écriture, il faut distinguer le travail de commande (quand Kool G Rap livre un texte pour Roxanne Shante ou les Salt-N-Pepa, Lino pour Diam’s), la collaboration (les deux artistes sont ensemble en studio ; Eminem/Dre sur Forgot about Dre) et ce qu‘on pourrait appeler la participation dont les contours sont plus flous à déterminer.
À titre d‘exemple, une rumeur a longtemps crédité les Psykopat d’avoir écrit une grande partie des textes de Paris sous les bombes de NTM. En réalité il s’agissait plutôt d‘une dynamique créative entre le groupe qui apportait de-ci de-là quelques idées à Kool Shen et Joey Starr.
Dans un autre genre, on peut aussi citer MC Jean Gab’1 dont les histoires ont été largement remaniées par Less du Neuf sur son premier album.
Dr. Dre est peut-être un génie derrière une console de mixage mais avec un stylo c‘est une autre histoire. Snoop, The Game, Kendrick Lamar, Ice Cube… tous les cadors de la côte ouest ont écrit un jour ou l‘autre pour lui.
«ON ME DONNE BEAUCOUP D’ARGENT POUR NE PAS DIRE POUR QUI J’ÉCRIS » – JAY Z
Évidement les choses seraient plus simples à déterminer si tout ce petit monde travaillait dans la transparence. Il demeure extrêmement rare voir un ghostwriter mentionné comme co-auteur, et ce d’autant plus s’il est connu. Quand Nas signe Miami de Will Smith, on retrouve pas moins de cinq personnes créditées officiellement comme auteurs (dont le Fresh Prince) mais nulle trace de son nom.
Ce qui pose le délicat problème de la rémunération, surtout si la chanson cartonne. Les royalties ne sont en effet distribués au pro-rata qu’aux contributeurs officiels – quid du jeune rappeur qui a accepté un peu de cash pour ce qui deviendra un banger ? Toujours est-il que certains vivent de leur plume à condition de rester discrets.
Quand Ice Cube claque la porte de N.W.A. en plein succès c’est essentiellement pour des questions de droits d’auteur officieux impayés.
Ce manque de clarté au niveau des sources favorise également les rumeurs en se fondant sur les styles d’écriture des uns et des autres. Beaucoup voient dans les textes de Shay la patte de son mentor Booba, ou chez Ikbal de TLF l’influence de son frère Rohff. Info ? Intox ? Personne n’en saura vraisemblablement jamais rien. D’autant plus en France où, tradition littéraire oblige, le voile qui entoure cette pratique est encore plus opaque. A contrario des US donc où l’on trouve même des sites qui tarifient l’écriture de lyrics.
Dernier point histoire de compliquer encore un peu plus les choses, comment considérer les rappeurs qui dupliquent à la pelle les rimes d’autres rappeurs ? Lorsque Jay Z reprend ouvertement Notorious BIG il s’agit clairement d’un hommage affiché, mais que dire d’un célèbre expatrié du 92i à qui il arrive de copier/coller avec un peu trop d’ardeur les paroles de ses homologues US ? – voir ce post du forum.
On se quitte avec le titre Ghoswriter de Mad Skillz qui connait bien son sujet puisque Foxy Brown, Will Smith, Ma$e ou encore Diddy l’ont engagé un jour ou l’autre pour gratter du papier à leur place.