Puisqu’il a tué pour de bon son alter égo Johnny, retour sur les moments clefs de la grande carrière de Sadek dans le rap français.
Il aura suffi d’une photo pour que toute la planète rap s’emballe. Le 14 décembre 2022, un cliché de Sadek fuite sur la toile. Il apparaît le regard vide, la barbe fournie et les cheveux tout en pétard… Bref, dans un look méconnaissable qui ne présage rien de bon sur son état de santé physique et mental. L’inquiétude à son sujet est d’autant plus légitime qu’il n’a plus donné aucun signe de vie depuis près d’un an. En d’autres termes, tout porte à croire qu’après une longue descente aux enfers, le rappeur est-au fond du trou et en a terminé avec la musique…
Sauf que non ! Comme on pouvait s’y attendre, tout ceci n’était qu’un prank, une habile mise en scène pour préparer son retour musical au premier plan. Et quel retour puisque dans la foulée de la sortie de son nouveau clip Sicilien, il a dévoilé Sadek m’a Tuer, un concept d’auto-interview ingénieux durant lequel il s’est offert un dernier face-à-face avec son alter ego Johnny Niuum. Une ultime passe d’armes avant de définitivement le réduire au silence.
En tuant celui qui l’a porté pendant plus de dix ans dans le game, Sadek a ouvert avec brio un nouveau chapitre de sa carrière artistique. Cet album, Changement de Propriétaire, c’est le point de rupture d’une carrière musicale aux allures de film d’action. En attendant que celle-ci soit éventuellement un jour portée sur grand écran où adaptée en série, repassons nous la légende rapologique de Sadek à travers le schéma narratif de sa carrière.
Scène d’exposition : il était une fois Sadek…
Vous voulez une preuve que la carrière de Sadek est un film ? Rien que les premières années de sa vie sont dignes des plus grands blockbusters hollywoodiens. S’il a grandi dans la cité des Cahouettes à Neuilly-Plaisance, tout commence à Aubervilliers, c’est dans cette ville de Seine-Saint-Denis que son père, un mécanicien tunisien venu s’installer en France, a charbonné pour ouvrir son propre garage.
Demandez à Rémy, à Auber, tout le monde se croise et se mélange, quelle que soit son ethnie, sa classe sociale ou son appartenance religieuse. C’est grâce à cet environnement cosmopolite que le jeune Sadok Bourguiba va assimiler des valeurs de partage, d’ouverture et de tolérance. Bref, tout commençait bien pour lui quand soudain…
Élément déclencheur : ses débuts dans le rap
Alors qu’il n’a que 11 ans, notre protagoniste est victime d’un terrible accident. Renversée par un véhicule alors qu’il ridait en roller, il se retrouve alité pendant douze mois avec une fracture ouverte du tibia, les bras et les jambes cassées. Cet événement dramatique qu’il relate notamment dans son morceau « Mektoub » sera un déclic et cultivera sa détermination pour la suite de son existence. Pendant sa convalescence, il va gratter ses premiers textes et cultiver un sens aigu du verbe. Rien de plus normal pour un gosse biberonné à la poésie tunisienne et aux morceaux d’IAM.
Une fois remis sur pied, il va écumer les battles et sessions open mic parisiennes, mais plus encore. En effet, il a la particularité d’aller défier la concurrence directement dans la rue, un peu à la manière d’Eminem dans 8 Mile. Au gré des joutes verbales remportées, il va se forger une personnalité de titi parisien hors-normes qui brille par son humour et son éloquence. Insatiable et en quête de nouveaux challenges, notre MC déjà bien aguerri va alors se retrouver au Quai 54, le plus grand tournoi de street-ball au monde. Là-bas, il rencontrera Hammadoun Sidibé, le plus Américain des Français et lui demandera tout de suite de le manager. Nous sommes en 2007 et à partir de là, c’est toute la vie de Sadek qui va changer. Il ne le sait pas encore, mais il a ouvert les portes à plus de dix ans de carrière dans le rap game. La suite fait partie de l’Histoire.
Première péripétie : l’ère de Johnny Niuum
Puisqu’il aime jouer avec la fiction, le rappeur du 93 va très vite chercher à se forger un alter ego artistique. Mesdames & messieurs, voici Johnny Niuum, un personnage que Sadek décriera comme « instinctif », sans concessions et brut de décoffrage. La formule fonctionne, mais ne lui suffit pas pour obtenir le disque d’or qu’il convoite tant. Le constat est là, ce bon vieux Johnny est trop gore et trop street pour le grand public. S’il veut décrocher sa première certification, il va devoir partir dans une autre direction.
Il débarque alors avec Aux frontières du réel, projet qui lui ressemble moins. De là, Sadek prend la décision audacieuse de ne plus jamais aller à l’encontre de ses choix artistiques, quitte à ne pas plaire au plus grand nombre. Comprenez qu’il est temps pour Johnny de revenir son acolyte d’entre les morts et même devenir avec la mixtape Johnny Niuum ne meurt jamais. Boum ! Il tape dans le mille et touchera le jackpot l’année suivante en organisant le premier gros braquage de sa carrière. Son opus suivant, Nique le Casino, porté par le single Andale sera enfin certifié disque d’or, équivaut à 50 000 ventes.
Avec cette première certification en poche, Johnny Niuum est aux portes de la gloire. Ses nouvelles ambitions sont claires et la pochette de son album suivant, Vulgaire, violent et ravi d’être là, en témoigne : en plus de faire vibrer les mecs de quartiers, il veut aussi parler à la ménagère, voire aux mémères. Pour ce faire, il va donner une ambiance festive à ses morceaux aux thèmes durs comme la réalité de la rue ou la santé mentale. Madre Mia en est le parfait exemple. Ce titre accrocheur qui passera autant dans les mariages que dans les clubs est encore aujourd’hui le plus gros succès de la carrière de Sadek. Un véritable jackpot. A tel point que sa nouvelle position de figure populaire de la culture française va lui ouvrir les portes du Septième Art.
Deuxième péripétie : la consécration au cinéma
Comme Fianso ou Nekfeu, Sadek a aussi brillé dans la grande famille du 7eme art. Son salue, il ne le doit pas au Cours Florent, mais à un certain Clément Dumoulin, dit Clément « Animalsons ». C’est lui qui lui parle d’un « projet de film qui serait marrant ». Ce projet, c’est Tour de France de Rachid Djaïdani. Sur recommandation de son ami, il fait les essais pour le casting et deux semaines plus tard, reçoit un appel du réalisateur. Ce dernier lui dit alors de se préparer à tourner avec nul autre que le monstre du cinéma français, Gérard Depardieu. Évidemment, le Nocéens de 25 ans en 2016 croit d’abord à une plaisanterie, lui qui n’a encore aucune expérience face caméra. Sauf que la réalité est bien là : il sera Far’Hook, un jeune rappeur d’une vingtaine d’années contraint de quitter Paris pour se « mettre au vert » après un règlement de comptes. La vie de Sadek est un film on vous dit !
Après quoi, il va enchaîner les productions dans les salles obscures et à la télévision : Fleuve noir d’Erick Zonca (2017), Le Bureau des légendes d’Eric Rochant (2018), Christmas Flow de Nadège Loiseau (2021) et bien sûr En passant pécho de Julien Royal la même année. Fort de ces expériences, il en arrive même à travailler à la réalisation de ses propres films. Des projets retardés par le covid, mais qui ne devraient plus tarder maintenant. Toujours est-il que si le cinéma l’a fait gravir une marche de plus vers le sommet de ses ambitions, c’est aussi lui qui l’a décomplexé. Au point de tenter des dingueries expérimentales type Johnny de Janeiro.
Troisième péripétie : Johnny de Janeiro do Brazil
Sakek l’a toujours revendiqué : pour lui, le rap, c’est du cirque. Un art minutieux, mais léger pendant que les autres se prennent trop au sérieux. Quitte donc à se marrer et faire marrer son auditoire, il se décide à jouer la carte de la spontanéité et de l’auto-dérision à fond. C’est comme ça que Johnny Niuum est devenu Johnny de Janeiro. Le temps d’un album, il a délaissé la froideur de la street pour prendre des vacances sous le soleil du Brésil.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Sadek vient de nous lâcher un projet de funk brésilienne. Et même si celui-ci ressemble à une grosse blague tant il se plaît à reprendre la comptine pour enfants Trois petits chats dans Somnambule et sampler le thème de Tetris dans Tetriste, la démarche est on ne peut plus sérieuse. N’en déplaise aux auditeurs de rap qui furent déstabilisés par cette proposition, Sadek s’est offert une parenthèse musicale originale pour affirmer plus que jamais son mantra : « je fais ce que j’ai envie de faire, un point c’est tout ». Et quoi qu’on en dise, Johnny de Janeiro reste encore à ce jour l’album de funk brésilienne (baile funk) le plus vendu en France.
Quatrième péripétie : une réponse violente
Si jusqu’à présent, tout a dans l’ensemble franchement réussi à Sadek, il arrive dans tous les films dignes de ce nom, un moment où tout ne se passe pas comme prévu. Le 11 février 2020, vers 4 heures du matin, il participe avec trois autres personnes à l’agression de Bassem Braïki, après que ce dernier a insulté avec véhémence sa compagne. La baston a lieu quelques jours après l’annulation d’un showcase de l’artiste que le vidéaste avait appelé à perturber. Après un mea culpa public, il est arrêté le lendemain alors qu’il s’apprêtait à se rendre aux autorités. Mis en examen et placé en détention provisoire, il sera libéré un mois et demi plus tard et placé sous contrôle judiciaire. Dès lors, il prend évidemment conscience de la gravité de ses actes, mais le mal était fait.
Dénouement : Aimons-nous Vivants
Un an plus tard, en 2021, de l’eau a coulé sous les ponts, mais plutôt que d’embrasser la voie de l’apaisement, Sadek part une nouvelle fois en croisade contre les influenceurs de Dubaï et autres candidats de téléréalité cette fois. Son engagement au front est tel à cette période ces multiples clashs font la Une sur les réseaux. Cependant, il va vite rectifier le tir avec un nouvel album qu’il place sous le signe de l’amour et de la réconciliation : Aimons-nous vivants.
S’il fallait résumer cet album en une phrase du rappeur, ce serait « Pour aimer au mieux les autres, apprend d’abord à t’aimer et être en paix avec toi-même ». Pour l’aider dans sa quête personnelle de rédemption, Sadek a pu compter sur des soutiens de taille au travers des collaborations prestigieuses dont Heuss L’enfoiré, Kalash Criminel, Lacrim, Likmus, Leto, Ninho, SCH, Fianso, DA Uzi, ou encore Vald. Un album qui le rappeur n’hésitera pas à qualifier comme étant “le meilleur album de sa carrière”.
Résolution : Sadek 1 – Johnny 0
Après bien des projets, Sadek nous donne donc rendez-vous avec Changement de propriétaire. Un opus au nom tout trouvé, comme si Johnny Niuum avait laissé les clefs à un rappeur nouveau, un Sadek fort d’expériences en tout genre, entre succès musicaux, expérimentations sonores et introspection salutaire.
Sadek, sans doute un rappeur qu’on a aucun mal à qualifier d’artiste avant tout, tant le bonhomme sait sortir de sa manche des jeux à la fois troublants et gagnants. Comme après une partie de poker gagnée au fond d’un sombre casino, le bonhomme semble prêt à embrasser une lumière d’un autre genre, de celles qui portent un bel éclairage sur une carrière. Une carrière à écouter comme on regarde un film, car si le rap est devenu un Sport de riche, Sadek n’en reste pas moins l’un de ses scénaristes les plus talentueux.