A l’heure où les albums se font de plus en plus nombreux, la notion de classique est-elle désormais menacée ?
De nos jours, le rap game est sans aucun doute plus prolifique que jamais. Le nouvel âge d’or permis par l’économie du streaming permet à de plus en plus de rappeurs de vivre de leur art. Par conséquent, il motive de plus en plus de gens à se lancer dans la musique, ce qui ne fait qu’accroître la production. De plus, la concurrence est telle que les artistes se doivent tous d’être omniprésents dans l’horizon du rap. Ainsi, hormis quelques irréductibles qui ont le privilège de pouvoir s’octroyer le luxe du temps (PNL, Nekfeu, Orelsan…), tous ont cédé au stakhanovisme et s’efforcent d’abreuver régulièrement leurs fan bases respectives en singles et surtout en albums. De ce fait, de plus en plus d’auditeurs s’écharpent sur la notion de classique et sur les albums qui méritent ce statut… Les albums classiques sont-ils en voie de disparition ?
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Qu’est-ce qu’un classique ?
Avant de se plonger dans la question épineuse de l’avenir des albums considérés comme classiques par le public, il convient de définir la dite notion. Soyons clairs d’emblée : il n’existe en aucun cas une signification arrêtée. Les perceptions de cette étiquette sont aussi nombreuses que les auditeurs de rap. Toutefois, les observateurs actuels s’accordent à mettre en avant le facteur temporel. En effet, une oeuvre classique doit tout d’abord être reconnue comme telle par une très large majorité du public – voire l’unanimité – et se doit de continuer d’être pertinente malgré l’épreuve du temps. En outre, la notion de classique peut s’étendre afin de désigner un album qui a su marquer l’histoire de son genre, changer la manière dont on aborde la discipline. Ainsi, on peut citer à la volée quelques disques dans l’histoire du rap dont personne ne contestera le statut de classique : La Fierté des nôtres, Temps mort, L’Ecole du micro d’argent… à vous de compléter cette liste qui s’annonce immense.
La notion même de classique reste, au final, extrêmement subjective. Elle dépend fortement de notre entourage – id est des influences sur nos propres avis – ou encore de l’endroit d’où on vient, la territorialité étant un facteur prégnant : IAM a un impact autrement plus grand à Marseille tout comme Gradur dans le Nord et Bigflo & Oli à Toulouse. Toutefois, depuis l’ère du streaming – qui a permis au rap de se constituer une nouvelle effervescence après avoir subi de plein fouet la crise du CD -, les albums de rap sont de plus en plus nombreux et les classiques sont plus difficiles à distinguer.
Le streaming, un frein à l’émergence d’albums classiques ?
Si cette profusion musicale est au premier abord réjouissante, elle altère considérablement la perception de l’art. Autrefois perçu comme un travail d’orfèvre, l’album est aujourd’hui largement déprécié par les auditeurs. Difficile de leur reprocher quoi que ce soit : l’offre est si abondante que le souhait de vouloir tout écouter ne permet pas d’apprécier pleinement un disque. Logiquement, le statut d’oeuvre s’érode et continuera de s’éroder dans le temps, et ce tant que les plateformes de streaming prospéreront dans l’industrie de la musique. Pire, la nouvelle manière de consommer le musique à travers le streaming détruit petit à petit le concept même d’album. En effet, tous les services de streaming poussent les auditeurs à consommer du rap à travers des playlists. Les albums de chacun des artistes se retrouvent mis en avant en kit : des curateurs ou des playlists officielles prélèvent dans tous les projets afin de mettre en avant les titres les plus à même de fonctionner, occultant ainsi tous les autres morceaux qui composent les disques. Ainsi, les albums sont, en quelque sorte, dénaturés et la diminution progressive de la perception d’un album en tant que tel est un frein logique à la considération de classique.
En outre, comme l’a pointé du doigt l’Abcdr du son dans un article publié en mars dernier, de nombreux disques importants pour le rap français ne sont même pas disponibles en streaming. Ainsi, les plus jeunes sont non seulement abreuvés de quantités de nouveautés qu’ils sont incapables, tout comme nous, de digérer en même temps, mais sont lésés lorsqu’ils souhaitent se plonger dans l’histoire de la musique qu’ils chérissent tant, alors qu’elle tombe aux oubliettes. De grands groupes comme La Cliqua, N.A.P ou encore Expression Direkt n’ont pas un seul album à leur nom en streaming. Ces plateformes ont également privé leurs abonnés des plus grands disques de 113 (groupe réunissant Rim’K, AP et Mokobé) ou encore de MC Solaar. En conclusion, en plus de transformer complètement la consommation de la musique au point de rendre désuet le format album, Spotify, Apple Music, Deezer et consorts ne permettent pas de mettre la main sur de nombreux trésors enfouis du rap français. Dès lors, peut-on considérer que les albums classiques sont voués à mourir ?
Les jeunes au pouvoir !
Si le rôle des plateformes de streaming est important dans l’avenir incertain des classiques dans le rap français, elles ne sont pas les seules à dicter leur loi. Durant les années 2010, le rap, grâce à l’économie de cette dernière, a pu s’offrir un nouvel âge d’or à l’effervescence sans précédent. En outre, ce boom a permis a définitivement donné le pouvoir aux jeunes dans le rap français. Les jeunes sont à la fois artistes – hormis Booba, quasiment tous les rappeurs dont la musique fonctionne aujourd’hui sont nés durant la deuxième moitié des années 90 – et consommateurs : ce sont les goûts de ces derniers qui dictent les tendances. En l’espace de trente ans, le rap français a subi de véritables transformations impulsées par les tendances outre-Atlantique : les influences west coast ont été balayées par la puissance de Mobb Deep avant que la trap, véhiculée par Gucci Mane, Jeezy et T.I ne vienne rebattre les cartes – sans oublier 50 Cent, dont la science du hit a permis des titres comme Boulbi.
Plus récemment, l’autotune s’est emparée de toutes les cabines de studio alors que le triplet flow porté par les Migos est devenu légion dans l’Hexagone. Ces nombreux bouleversements ont, sans aucun doute, contribué à l’égarement de certains auditeurs plus âgés qui, aujourd’hui encore, chérissent des albums qu’ils considèrent classiques alors que les plus jeunes ne les connaissent tout simplement pas. Alors que 2020 approche, de nombreux jeunes consommateurs de rap sont nés après les premiers albums de Rohff et de Booba. Dès lors, difficile de leur en vouloir quand ces derniers dénigrent la carrière de Housni en se basant sur P.D.R.G ou Rohff Game, des disques bien en deçà de ce qu’il a pu produire durant la décennie précédente. Ceux qui prônent l’éducation se fourvoient : entre poncer les classiques des générations précédentes ou faire les leurs, les jeunes ont choisi.
Un choc des générations au péril des classiques ?
Plus haut, on évoquait l’importance de la notion de temps dans la considération d’un classique. Le recul est plus que nécessaire afin de pouvoir, rétrospectivement, accorder le crédit qu’un album mérite. Dans un article publié en début d’année, Lansky, journaliste chez YARD, évoquait en profondeur le caractère millésime d’un album classique à protéger à tout prix dans une ère où tout va trop vite, où la pluie de certifications fait tourner les têtes des artistes comme celles des auditeurs. Toutefois, même le temps a une limite : elle réside dans le renouvellement des générations. Il faut simplement accepter qu’au fil du temps, les disques des gloires des années 90 et 2000 disparaîtront petit à petit des mémoires des plus jeunes, trop occupés à écrire leur page de l’histoire. Bondir de stupeur devant les fans qui déclarent que Destin de Ninho est un futur classique du rap français serait un signe de mépris et, surtout, serait leur renier la place importante qu’ils occupent dans le mouvement.
Si le rap est aujourd’hui devenu si populaire, que ce soit aux Etats-Unis mais aussi chez nous, c’est parce que les générations successives de rappeurs se sont toujours moqués des codes de la musique afin de faire parler leur créativité. Notre musique, à travers les années, n’a jamais cessé de faire peau neuve mais aussi de s’étendre, si bien qu’elle se mêle aujourd’hui plus que jamais avec le R’n’B et qu’elle commence à marcher sur les plates-bandes de la musique électronique. Si instituer des classiques absolus du rap français aide à écrire l’histoire du genre, cette pratique peut être vue par les plus jeunes comme une manière de codifier le rap, ce qui signerait indubitablement la mort de ce dernier. Il ne nous reste qu’à faire confiance aux nouveaux et à leur abandonner notre définition des classiques : ils sauront quoi en faire.