Des stratégies et une bonne dose de sincérité…
Embouteillé chaque vendredi par le nombre toujours croissant de sorties de projets et de clips, le rap français pose aujourd’hui à ses auditeurs de véritables problèmes de riche : une telle abondance rend en effet les choix d’écoutes difficiles. Comment choisir, par exemple, quand Sch, Gradur, Dinos, Carson et Cinco sortent chacun un nouveau disque le même jour ? Si la richesse du panel permet à chaque profil d’auditeur de trouver chaussure à son pied ou de varier les plaisirs, la surproductivité du rap français pose un réel problème aux artistes dès lors qu’il s’agit de sortir de la mêlée et se rendre suffisamment visible au plus grand nombre. Adapter ses stratégies, redoubler d’inventivité pour se démarquer, miser sur le naturel, se raréfier pour créer la demande : face à l’extrême concurrence, les artistes sont contraints d’adapter leur offre.
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Adopter une signature vocale bien distincte
Comme le soulignait très justement un article publié par Yard il y a quelques semaines, le rap -français comme américain- a progressivement renversé ses codes sur le plan de l’interprétation, délaissant au fil du temps sa recherche assumée d’hyper-virilité. Chez nous, Joeystarr est longtemps resté la figure la plus médiatique du mouvement rap, s’appuyant entre autres sur une voix grave très distinctive pour s’imposer comme l’un des profils les plus atypiques du paysage musical français des années 90. Après lui, c’est Booba qui explose, notamment grâce à ses intonations volontairement forcées, qui dénotent avec le reste du circuit et rendent son flow reconnaissable entre mille.
Une vingtaine d’années plus tard, la donne a changé : qu’il s’agisse de timbres de voix particuliers (Koba LaD) ou d’intonations volontairement appuyées (Diddi Trix, Gambi, Sch), la visée est différente : on ne cherche plus à viriliser la voix, mais bien à se démarquer pour attirer l’attention de l’auditeur. Le but n’est d’ailleurs même pas de proposer un timbre vocal particulièrement agréable à l’oreille : plus le rendu sort de l’ordinaire, plus l’oreille a de chances d’être hameçonnée.
Créer la demande en raréfiant l’offre
Maintes fois éprouvée depuis l’explosion du groupe en 2015, la stratégie d’absence médiatique de PNL a bouleversé pas mal de certitudes dans le monde du rap français. Malgré des campagnes de communication de plus en plus démesurées, N.O.S et Ademo ont toujours refusé tout type de contact avec la presse, se forgeant -involontairement au départ- une aura mystérieuse, comme ont pu le faire Mylène Farmer ou Daft Punk dans d’autres genres musicaux. Décuplant l’attention autour d’eux en se murant dans le silence, les deux frères ont remis en question les stratégies promo agressives qui voyaient alors les rappeurs enchaîner les apparitions sur tous les médias possibles pour occuper le terrain autant que possible, quitte à risquer de provoquer une overdose chez l’auditeur.
Depuis, d’autres grosses têtes d’affiche ont choisi de miser sur la discrétion médiatique, que ce soit pour de pures raisons stratégiques, ou par envie personnelle. C’est le cas de Nekfeu, dont les interviews se sont faites de plus en plus rares, et dont la présence sur les réseaux sociaux s’est réduite au minimum -après la suppression de ses comptes twitter et instagram, seule sa page facebook est encore en ligne. Sans être totalement absents médiatiquement, d’autres comme Damso ou Jul évitent le cirque médiatique -bien que le second soit hyperactif sur ses réseaux sociaux.
Autre avantage : en raréfiant les apparitions publiques, chacune d’entre elle devient un événement -on pense par exemple à Rohff, qui a fait très peu d’interviews ces dernières années, et a pris le soin de les cibler. Il faut par ailleurs noter que la discrétion peut payer sur le long-terme : refusant tout type d’entrevue avec la presse depuis dix ans, Freeze Corleone a longtemps été marginalisé par les médias traditionnels, avant que l’engouement ne s’emballe à partir de la fin d’année 2018.
Miser sur la spontanéité
Vu au départ par sa maison de disques comme un frein potentiel à son développement, la spontanéité criante de Koba LaD a contribué à faire grimper son capital sympathie à une vitesse vertigineuse, y compris auprès d’un public pas forcément client de son univers musical de prime abord. Ses réactions (« c’est qui IAM ? » dans Rap Jeu, « PNL, on dirait vraiment deux frères » chez GQ) et son attitude sans le moindre filtre en présence d’une caméra (ses tirs au paintball pendant l’épisode de Dans la Street qu’on lui a consacré cet été) ont fait de lui un phénomène viral, dont la popularité serait bien moindre sans ces excès de franchise.
Dans un style différent, mais avec une prévalence du naturel tout aussi importante, Jul s’est constitué un capital sympathie énorme (là aussi, malgré lui) en gérant ses réseaux sociaux avec une sincérité extrême : en répondant directement à ses fans et en instaurant avec eux un lien très direct, le marseillais a fait apparaître aux yeux du monde l’un de ses traits de caractère les plus frappants : sa gentillesse en toutes circonstances. A titre d’exemple, un rappeur lambda aurait soit été horrifié, soit aurait sciemment ignoré le message d’une jeune fille se scarifiant les jambes. Jul, lui, a fait dans la pédagogie à sa manière :
Même chose lorsqu’il reçoit des nudes : plutôt que de se rincer l’oeil ou d’essayer d’obtenir plus, il remercie, rappelle à la jeune fille que ce n’est pas la meilleure chose à faire, et lui souhaite de trouver l’amour véritable.
Surjouer son personnage
Au contraire de ces artistes qui laissent le naturel prendre le dessus, certains préfèrent s’enfermer dans une carapace pour ne rien laisser transparaître de leur véritable personnalité. L’exemple le plus évident est celui d’Alkpote, qui surjoue volontairement son personnage en interview, attirant à chaque fois l’attention sur un propos très cru ou une formulation hors normes et évitant ainsi d’entrer dans des considérations trop personnelles. En fait, on ne sait jamais vraiment si Alkpote est premier, second, ou cinquième degré -parmi les exemples récents, sa prestation très particulière en entrevue avec le psychanalyste Fernando de Amorim pour Viceland.
Le positionnement est efficace car son aspect spectaculaire attire l’attention d’un public qui ne fait pas forcément partie de l’auditorat de base d’Alkpote. Il a cependant ses effets pervers : d’une part, il enferme l’artiste dans un personnage, les fans ne réclamant finalement que ces moments de pur entertainment, quitte à délaisser la musique ; d’autre part, il est clivant : certains spectateurs de ces interviews expriment un véritable rejet du personnage et ne prendront donc pas le temps de s’intéresser à son oeuvre.
Avant lui, le Roi Heenok avait su se démarquer en insufflant le même type de folie dans son personnage, devenant l’une des premières stars de l’internet francophone avec son phrasé si particulier. Moins extrême qu’Alkpote et Heenok, on peut également citer Vald : le style est différent, mais on navigue toujours entre premier et second degré sans trop savoir où se situer.
Manier les concepts
Que ce soit sur un titre (Pensionman, Vald) ou sur un projet complet (Casseurs Flowteurs), que la visée soit sérieuse (Sch sur JVLIVS) ou beaucoup plus légère (Lorenzo et l’univers du porno sur Sex and The City), savoir manier un concept permet à la fois d’élargir le champ de vision du rappeur et de prolonger son univers. Ainsi, quand Sch instaure une ambiance mafieuse très cinématographique sur JVLIVS, il est dans la continuité du décor qu’il installe sur ses albums depuis A7 ; mais il pousse au maximum les limites de son personnage, dépassant volontairement la limite entre réalité et fiction. En sortant du cadre, il peut laisser libre court à son imagination, et ne plus se poser la question de la véracité de son propos.
S’aventurer sur un terrain peu (ou pas) pratiqué permet ainsi de se détacher totalement de la masse des autres artistes. Dans l’histoire du rap français, certains des plus gros cartons commerciaux sont d’ailleurs l’oeuvre de rappeurs moyens voire de non-rappeurs qui ont su s’affranchir des codes classiques du rap pour se consacrer entièrement à un concept précis : Manau et son rap celtique, Fatal Bazooka et son rap à sketchs … Attention tout de même, un bon concept ne suffit malheureusement pas toujours à s’assurer une visibilité accrue : on pense par exemple à Virus et ses Soliloques du Pauvre, un album incroyable au concept extrêmement ambitieux, mais qui s’adresse à un public bien averti.
S’adapter aux habitudes d’écoutes des auditeurs.
L’évolution des modes de consommation de la musique ont particulièrement impacté le monde du rap ces dernières années, et certains artistes n’ayant pas su s’adapter en ont payé le prix. Parmi les principales difficultés à gérer aujourd’hui, la tendance naturelle des auditeurs à surconsommer un album pendant une courte période avant de le délaisser subitement dès qu’une nouvelle sortie pointe le bout de son nez. Certains projets réalisent donc des scores importants pendant les trois premiers jours, avant de ralentir jusqu’au vendredi suivant, puis de tomber aux oubliettes. Niro a récemment pris le contre-pied de ces habitudes de consommation que Rohff aurait qualifié de « rap fast-food », en livrant une série d’EP 4 à 5 titres qui, mis bout à bout, forment un album complet. Ce faisant, il a fractionné l’écoute d’un projet long en permettant à l’auditeur de bien prendre le temps de découvrir chaque titre -et rendant ainsi l’écoute beaucoup plus digeste.