Le genre de cadeau que vous ne voulez absolument pas retrouver sous le sapin…
Qui a dit qu’on ne pouvait pas discuter des goûts et des couleurs ? En matière de sneakers, chacun est évidement libre d’aimer et de porter ce qu’il veut, et d’ailleurs parmi les aficionados ça débat sec entre les teams Nike, Reebok, Adidas, Lidl et compagnie pour sacrer la meilleure marque ou les meilleures paires.
Reste qu’il est une limite que chacun s’accorde à ne pas franchir : valider de près ou de loin Skechers.
Systématiquement omise de tous les tops et classements, c’est peu dire que la marque est auréolée d’une piteuse réputation.
Matériaux cheap, designs pétés, contrefaçon à tous les étages, zéro hype… difficile de lui trouver le moindre charme, ou même la moindre excuse.
Nan mais sérieux, un simple coup d’œil aux modèles mis en avant sur son site internet suffit à vous donner le mal de mer.
Jugez plutôt :
C’est laid, c’est difforme, ça ne va avec rien, c’est laid (bis), et c’est complètement dénué de personnalité, au point que tout semble parfaitement interchangeable.
Et pourtant, là où le monde de la basket assimile le fait de lâcher un billet pour ces horreurs à l’un des sept péchés capitaux, les chiffres racontent eux une toute autre histoire.
Ben ouais, loin d’être un glitch dans la matrice, Skechers est une valeur sûre du game du haut de ses 5,2 milliards de revenus en 2019 et ses quelques 3 550 points de ventes disséminés aux quatre coins de la planète.
À titre de comparaison, sur cette même année, là où Puma a généré une activité comparable avec 6,7 milliards de dollars, Reebok et Converse ont eux tourné autour de 2,2 milliards !
Le secret de Skechers ? Au lieu d’aller racketter les fétichistes de la performance et les hypebeasts, la marque applique une stratégie marketing bien à elle, qui, bien que sujette à controverse, lui permet d’aller faire les poches de celles et ceux pour qui les baskets sont avant tout faites, non pas pour se la raconter sur Instagram, mais pour marcher.
Explications.
Skechers avant Skechers
Tout commence en 1982 à la sortie du film E.T. Réalisé par Steven Spielberg, il conte les mésaventures d’Elliott, un petit garçon solitaire qui se lie d’amitié avec un gentil extraterrestre abandonné sur Terre.
Carton sans précédent au box-office, il inspire à un certain Robert Greenberg un move qui va le rendre très vite très riche.
Du genre à avoir quinze idées à la minute, cet entrepreneur de 42 ans tout juste débarqué en Californie décide de débourser 10 000 dollars pour acquérir les droits de commercialiser des lacets aux couleurs d’E.T.
C’est ainsi que celui qui précédemment refourguait des perruques, des jeans, des horloges, des chaussettes coréennes ou encore des patins à roulettes engrange en quelques mois 3 millions de dollars de profits !
Pas franchement de nature à se reposer sur ses lauriers, il utilise alors cette somme pour se lancer dans un nouveau business en vogue, les sneakers. Fort d’une petite douzaine d’employés rassemblés dans une maisonnette en bord de la plage, il crée LA Gear.
Au fil de saisons la marque se taille une jolie petite réputation avec ses modèles des plus imposants destinés à la pratique du basketball et de l’aérobic.
À la fin de la décennie, les ventes commencent toutefois à se tasser.
Robert Greenberg contre-attaque sur deux plans. D’une part, l’accent est mis sur la technologie des sneakers (le système Regulator qui se veut une réponse aux Reebok Pump, les talons Light Gear qui s’allument quand le pied décolle du sol…), et de l’autre, les célébrités sont appelées à la rescousse.
Outre le fait de signer parmi les joueurs NBA les plus populaires du moment comme Kareem Abdul-Jabbar, Karl Malone ou Hakeen Olajuwon, LA Gear conclu des contrats avec divers chanteurs et chanteuses comme Belinda Carlisle ou Paula Abdul, mais aussi et surtout Michael Jackson.
Prenant sur exemple sur le binôme Nike/Michael Jordan et sur Pepsi qui après s’être payé les services du King of Pop a vu sa notoriété exploser, Greenberg offre à ce dernier, alors au sommet de sa gloire, 20 millions de dollars pour porter une signature shoe (soit à l’instant T la plus grosse somme jamais déboursée en matière de sponsoring).
Malheureusement, cette orientation plombe les comptes de la marque, tant et si bien qu’en 1992 l’action passe de 50 dollars à 10 petits dollars.
Cette même année, Robert Greenberg quitte par la petite porte la compagnie qu’il avait fondée dix ans plus tôt – LA Gear se déclarera en faillite en 1998.
Les premiers pas
Fort de cette expérience, et plus que jamais déterminé à s’imposer sur ce marché en pleine expansion, Greenberg remet le couvert avec une toute nouvelle marque : Skechers.
Le plan consiste cette fois à se concentrer sur un créneau délaissé par ses compétiteurs : celui des sneakers destinées à être portées au quotidien tant par les hommes que par les femmes et non plus exclusivement pour la pratique sport.
Afin d’occuper l’espace dans les plus brefs délais, Greenberg se sert de Skechers pour introduire à grande échelle sur le sol US les boots britanniques Doc Martens. Puis poussé par son élan, il en profite pour également acquérir les droits de distribuer Cross Colours et Karl Kani.
Cette politique de partenariats inédite ne va cependant durer qu’une petite année.
Non seulement dès les premiers mois Skechers et Doc Martens se prennent le bec (le premier accusant le second de ne pas lui fournir les stocks prévus, le second accusant le premier de vendre des contrefaçons), mais Greenberg comprend que Skechers peut parfaitement se débrouiller sans l’aide de personne.
Désireux de surfer sur la vague pop rock/grunge, la marque connaît en effet en parallèle un succès retentissant avec la Chrome Dome (photo ci-dessous), un modèle unisexe extrêmement prisé par les lycéens et universitaires, et les Cascades, des similis chaussures de chantiers qui sont à l’heure actuelle encore et toujours rééditées.
« It’s Britney, bitch »
À partir de là, l’ascension est fulgurante.
Conscient des dangers d’être assimilé à une simple mode, Skechers adopte le slogan ultra mainstream « American lifestyle and performance footwear company for men, women and children » et se met en tête de cibler deux catégories de consommateurs aux antipodes : les adolescents et les mères de famille.
Tandis que pour acquérir les faveurs des teens l’entreprise inonde les magazines et les télés de ses réclames colorées reconnaissables au premier coup d’œil, pour les ménagères ce sont leurs habitudes d’achat qui sont étudiées à la loupe.
Tout est fait pour que lorsque ces dernières se rendent dans l’un des magasins franchisés de la marque afin habiller leur petite famille, elles repartent avec un maximum de paires.
Outre l’argument financier avec des prix plus bas que ceux de la concurrence (merci les cuirs de seconde main et l’absence de technologie), les employés sont formés pour proposer différentes paires de différentes couleurs à un client qui ne souhaiterait en voir qu’une seule – 30% des consommateurs repartent avec au moins deux paires.
Résultat, quatre ans à peine après avoir produit sa première chaussure, Skechers s’attaque à l’international. D’abord en Europe de l’Est et en Asie du Sud-Est où ses produits sont confectionnés, puis sur tous les continents.
La marque fait ensuite encore un peu plus monter la pression en s’adjoignant les services deux plus grosses stars adolescentes de leur génération : Britney Spears et Christina Aguilera – plus consensuelle, l’interprète de Hit Baby One More Time est utilisée principalement à l’international, plus clivante, l’interprète de Genie In A Bottle est utilisée au niveau national.
S’ensuivent des campagnes de pubs rentrées depuis dans la légende qui mettent en scène nos deux lolitas dans une ambiance plus nineties tu meurs.
Certes, tout ceci présente un coût non négligeable (les budgets promo dépassent les 10 millions de dollars), mais cela permet à Skechers de se classer en 2000, 2001 et 2002 dans le top 10 des sociétés US à la plus forte croissance !
Non, ni Britney, ni personne ne répond plus au numéro de téléphone en haut à gauche…
La fin d’une époque, le début d’une autre
Cette réussite ne va néanmoins pas sans inconvénient. Victime de son succès, malgré sa stratégie de diversification, Skechers se retrouve étiqueté « marque pour ado un peu cheap des années 90 ».
Cannibalisé par ses produits star comme la paire Energy (mélange d’une K-Swiss et d’une Buffalo), la gamme accuse le coup quand la mode des « chunky shoes » pique du nez.
Fermetures de points de vente, licenciements, coupes dans les budgets promo… Skechers qui en 2001 encore était ouvertement comparé à Nike (cf. la couverture de Forbes ci-dessus titrant « Skechers est-il le prochain Nike ? ») fait désormais figure de navire en perdition.
Guère enthousiasmé à l’idée de voir la séquence LA Gear se répéter, en 2010 Robert Greenberg entreprend de rebondir en « réadaptant » la technologie EasyTones mise au point par Reebok.
Rebaptisée Shape Up, à en croire la brochure elle permettrait grâce à une semelle incurvée d’arrondir ses fessiers sans rien faire.
« Le secret des Shape Ups repose dans leurs semelles compensées cinétiques Resamax. Ultra-confortables, en polyuréthane, elles s’étendent du talon aux orteils pour que la marche se fasse en déroulant progressivement le pied. La couche inférieure, plus souple, absorbe les chocs au maximum et crée un effet d’instabilité naturelle. Ces Shape Ups augmentent l’activité musculaire en obligeant le corps à coordonner en permanence les mouvements du pied à celui des fesses. Les muscles des cuisses sont tonifiés, les abdos raffermis et votre posture grandement améliorée. »
Incroyable donc, et ce d’autant que la famille Kardashian y met du sien pour convaincre les masses.
Évidemment, présentées de la sorte ces sneakers aux vertus bibliques deviennent un must absolu, au point de créer de toutes pièces un marché nouveau, celui des « toning shoes ».
La folie va durer un an… le temps que tout le monde se rende bien compte de la carotte.
Car oui, Skechers a délibérément menti en clamant sur tous les toits que les Shape Ups musclaient les fessiers par le simple fait de marcher.
Pire, après enquête il a été révélé que les enquêtes commandées par la marque avaient été falsifiées, et qu’en réalité lesdites sneakers abîmaient les lombaires.
Une plainte collective a dans la foulée été déposée par plusieurs associations de consommateurs, ce qui a valu en 2012 à Skechers de devoir débourser 40 millions de dollars pour éviter un procès.
[Idem pour Reebok qui un an auparavant a dû se délester de 25 millions pour ses EasyTones.]
La guerre du swoosh
Tout ceci n’est cependant que de la petite bière comparé à ce qui pourrait se passer si Nike arrivait un jour à ses fins.
Depuis le départ pas très regardant sur la déontologie, Robert Greenberg n’hésite pas à plagier à la chaîne les designs des autres (on parle de « knock-offs »), à commencer par ceux de la firme de l’Oregon.
Propriétaire de Converse, en 2014 Nike prend la mouche à force de voir ses célèbres Chuck Taylor déclinées à l’infini. Une plainte est alors déposée à l’encontre de 31 marques (New Balance, Ralph Lauren, H&M, Ed Hardy…) pour atteinte à la propriété intellectuelle.
Bien que la plupart des concernés acceptent de passer un deal, Skechers ne l’entend pas de cette oreille et s’engage dans une féroce bataille d’experts – bataille à ce jour toujours en cours.
En 2016, re-plainte. Quatre mois après qu’Adidas a intenté un procès à la petite entreprise de Greenberg (cette dernière est allé jusqu’à repomper pépouze ses trois bandes et ses Stan Smith), Nike accuse cette fois Skechers d’avoir contrefait les silhouettes de ses modèles Free et Flyknit.
Skechers réfute de nouveau avec véhémence toute infraction et s’engage dans un nouveau bras de fer judiciaire.
Pas découragé, l’année dernière Nike remet ça une troisième fois (!) au motif que ses Vapormax et Air Max 270 ont été copiés par Skechers via ses paires Skech-Air Atlas, Skech-Air 92, Skech-Air Stratus et Skech-Air Blast (oui ça fait beaucoup de « Air »).
« Nike a déposé une plainte afin de continuer de défendre ses innovations de design et d’empêcher Skechers de s’approprier l’investissement significatif de talents et de ressources de Nike réunis pour l’innovation. »
Une image valant mille mots, chacun pensera ce qu’il veut de la « skecherisation » des modèles ci-dessous :
Face à la menace permanente que fait peser Nike d’obtenir de colossaux dommages et intérêts, étonnamment chez Skechers on la joue cool.
D’une part parce qu’en matière de mauvaise foi la barre est placée haut (en 2015 l’entreprise est allée jusqu’à poursuivre Steve Madden pour avoir dupliqué l’un de ses modèles… qui lui-même dupliquait la Nike Air Woven !), et de l’autre parce que quand il s’agit de troller, les mecs sont forts.
Genre Skechers a quand même acheté en 2019 une page entière dans le Los Angeles Times pour blâmer Nike « de ne pas vouloir rivaliser directement sur le marché », ou a carrément diffusé en masse la photo ci-dessous, quand devant les caméras de télévision de tout le pays, il est arrivé ce drôle d’accident à Zion Williamson :
Si Skechers s’autorise ces dingueries, c’est aussi parce que ses caisses sont remplies à ras bord.
Cinquième marque de sneakers du monde, entre cette politique de dupes et le revival 90’s qui lui permet de refourguer des cargaisons de rétros (réédition de la Energy pour ses 20 ans, plébiscite de sa collection Heritage…), elle enregistre une croissance à deux chiffres tous les ans depuis 2016 !
Bon après, de là dire que Skechers est devenu cool il ne faudrait peut-être pas exagérer non plus…
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