Longtemps perçu comme un style de voyou, le « streetwear » ne fait aujourd’hui plus qu’un avec le luxe.
Jogging, baskets, baggy… Longtemps décriés par le luxe, ils se retrouvent aujourd’hui sur les podiums les plus prestigieux. En pleine métamorphose, le monde de la mode tend à supprimer les frontières qui ont longtemps existé entre le monde du luxe et la rue. Collaboration, égérie, nouveau directeur artistique, le luxe se rapproche manifestement du streetwear, mais comment ce tournant s’est-il opéré et pourquoi le luxe a choisi d’adopter le streetwear au détriment des pièces plus classiques ? On vous explique, avec les interventions du rappeur Dosseh et Tex, consultant urbain chez Ralph Lauren.
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Une association qui ne date pas d’hier
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer le luxe et le streetwear se fréquentent étroitement depuis plusieurs décennies. La marque française Marithé + François Girbaud s’aventurait déjà dans les années 80 à accueillir les baggys dans ses collections de prêt-à-porter haut de gamme. De son côté, Chanel surprend déjà en faisant défiler ses mannequins casquettes à l’envers lors d’un défilé en 1991.
Mais celui qui est considéré comme étant à l’origine de la première passerelle entre la haute couture et le monde du hip-hop, et donc du streetwear, n’est autre que Dapper Dan. Ce couturier afro-américain est à l’origine de la « Dapper Dan’s Boutique« , un magasin fermé en 1992, mais qui reste, encore à l’heure actuelle, le symbole du début d’une nouvelle ère dans le monde de la mode. En détournant les logos des plus grandes marques de luxe apposés sur des articles streetwear, Dapper Dan a permis une croisée des mondes jusque-là inimaginable. Très vite, le couturier devient une véritable icône pour les rappeurs de l’époque. De Public Enemy à Salt-N-Pepa en passant par Run D.M.C, tous sont habillés par ce pionnier du « streetwear luxueux« . Mais cet amalgame non consenti est très mal vécu par les marques détournées, qui ont alors crié au vol de propriété intellectuelle.
La rue des années 80 a directement inspiré les collections d’aujourd’hui
Dès les années 80, l’univers hip-hop et le rap prennent de plus en plus d’ampleur. Plus qu’un simple genre musical, c’est un style de vie qui se développe dans lequel l’apparence a une grande importance. Petit à petit, l’allure des rappeurs se fait plus travaillée. On assiste à une glamourisation du rap. Tex, consultant urbain chez Ralph Lauren nous explique que « dès les années 80, les rappeurs portaient des pièces Gucci et Louis Vuitton aux larges logos et aujourd’hui les marques de luxe misent sur ces mêmes logos apparents. La rue des années 80 a directement inspiré les collections d’aujourd’hui. » Mais, il faudra attendre quelques années avant que l’intérêt des marques soit réciproque et qu’elles s’intéressent enfin à la « street », à la culture urbaine et donc au streetwear.
Le streetwear se libère des stéréotypes
Les marques de streetwear connaissent leur heure de gloire dans les années 90. Ce style, qui est à l’origine une forme d’expression d’une sous-culture, devient populaire suite à l’engouement autour de la musique rap et RnB. Figures charismatiques et suivis par des milliers de fans à travers le monde, les rappeurs inspirent et influencent les jeunes auditeurs à suivre leur style. Dosseh, auteur d’Habitué, nous l’explique : « Le rap et la culture urbaine ont pris une place importante dans la société ces dernières années. Les marques s’adaptent, tout simplement. » Sans limite, le streetwear n’entre dans aucune case. A l’image de ses influences qui sont diverses, le streetwear a plusieurs définitions et permet une interprétation personnelle de ce qu’il est, et de ce qu’il peut être.
La culture urbaine a pris une place importante dans la société. Les marques s’adaptent
A partir des années 2000, le rap et le RnB explosent et connaissent un succès sans précédent. Les stars du hip hop deviennent milliardaires et affichent leur richesse à travers leur apparence. Look bling bling et marques de luxe apparentes, les MC, qui sont souvent issus d’un milieu défavorisé, affichent leur réussite et leur revanche sur la vie à travers leurs habits. Et cela, tout en honorant leur origine à travers des articles streetwear. La street côtoie alors le luxe à travers un genre inédit mixant les deux univers. Tex fait le constat suivant : « en portant ces marques, le rappeur fait un pied de nez à la vie. Lui qui n’a ni fait de ski, de yacht ni de cheval, porte désormais des marques de ski, de bateau et de cheval.«
Comme la musique, la mode est un art vivant et s’inspire du monde et de son évolution
Universelle et contagieuse, la culture urbaine s’immisce dans toutes les classes sociales. Dans une société où tout va vite, les hommes d’affaires jusqu’à la femme au foyer adoptent la tendance chic-décontractée. Les articles streetwear sont privilégiés au détriment de vêtements étriqués : les baskets ne sont plus réservées à la salle de sport et le sac à dos devient le nouveau sac à main. Fort de ce constat, l’univers du luxe s’adapte et songe à revoir son jugement de valeur sur le streetwear et la culture urbaine. Dosseh abonde : « la mode est un cycle. Comme la musique, la mode est un art vivant et s’inspire du monde et de son évolution.«
Lacoste qui, jusqu’alors, n’a jamais voulu s’associer à la rue et qui a développé en 2011 la ligne Lacoste Live. Une ligne qui se veut plus décontractée que la ligne principale de la marque. Tex a perçu cette évolution vers le streetwear chez Ralph Lauren : « petit à peu, Ralph Lauren a commencé à faire rentrer la street dans ses boutiques. D’abord par des collections capsules, puis la marque a infusé cette influence street dans sa collection générale et aujourd’hui, quand tu rentres dans un magasin Ralph Lauren, la moitié des articles sont d’influence urbaine.«
Le tournant Virgil Abloh
Premiers fans de l’univers luxe, les rappeurs vont même jusqu’à chanter leur amour pour ces marques. A$AP Rocky dans son titre Fashion Killa tiré de l’album Long. Live. ASAP sorti en 2013, cite plus d’une vingtaine de créateurs de Prada à Dolce&Gabbana en passant par Jean Paul Gaultier et Dior. Un intérêt qui devient enfin réciproque puisque le rappeur est choisi comme égérie par l’enseigne Dior en 2016. Mais, ce qui marque réellement le début d’une nouvelle ère reste la nomination, en mars 2018, de Virgil Abloh à la tête de la direction artistique des collections homme de chez Louis Vuitton.
Quand tu rentres dans un magasin Ralph Lauren, la moitié des articles sont d’influence urbaine
La décision d’engager Virgil Abloh, figure du streetwear avec sa marque Off-White, marque un véritable tournant dans le monde de la mode. Et si le précédent directeur artistique Kim Jones commençait déjà à nourrir ses collections d’inspiration streetwear, Louis Vuitton n’a fait que renforcer par cet acte son idée de s’engager dans ce nouveau virage stylistique. Enfin reconnue et respectée, la culture urbaine commence à ne faire plus qu’un avec le monde du luxe. Cette prise de risque de la part de Louis Vuitton fait finalement tomber les a priori et les réticences des autres marques à adopter le streetwear et ouvre la voie à de nouvelles collections jonglant entre street et luxe. Anoblis, le streetwear, considéré jusqu’alors comme un style de voyou est désormais respectable. Du point de vue de Dosseh, « Dior, Louis Vuitton, Fendi sont des marques qui ont réussi leur conversion. Récemment, j’ai complètement été séduit par l’article inspiration gilet par balle sorti par Louis Vuitton. Il n’y a pas plus street que cet article.«
Longtemps dénigré, le streetwear a aujourd’hui permis au luxe d’ouvrir ses portes et intéresser un public plus large. La Triple S de Balenciaga en est le parfait exemple. De Chloé à Dior en passant par Louis Vuitton et sa paire de Archlight, tous ont relifté leur image en s’inspirant de la rue. Aujourd’hui le luxe n’hésite plus à s’associer avec des marques streetwear comme le prouve la collaboration entre Louis Vuitton et Supreme en 2017.
Le streetwear est devenu l’élixir de jeunesse du luxe et attire aujourd’hui un public plus jeune, prêt à économiser plusieurs centaines d’euros pour se payer une paire de sneakers inspirée de… la rue et donc d’un style, à l’origine, propre aux classes pauvres et modestes. Un paradoxe.
Reste à savoir si le streetwear peut durablement inspirer les maisons de luxe ? Pour Dosseh, « il y a une certaine hypocrisie de la part du luxe vis-à-vis de la rue. Le luxe s’intéresse au streetwear simplement à travers le prisme commercial. Ces marques n’hésiteront pas à changer de cap le jour où la mode passera à autre chose. »