Haut comme trois pommes, il a pourtant semé la terreur de Chicago à Las Vegas pendant un quart de siècle…
« Un mec pouvait être dix fois plus costaud que lui, Nicky lui rentrait dans le lard. T’attaques Nicky à coups de poings, il sort une batte de baseball. Tu l’attaques au couteau, il sort un flingue. Et si tu l’attaques au flingue, t’as intérêt à le tuer parce qu’il va revenir à la charge jusqu’à ce qu’il y en ait un des deux qui soit mort. »
Ça c’est ce que dit dans Casino Sam ‘Ace’ Rothstein, le personnage joué par Robert De Niro, de Nicky Santoro, le personnage joué par Joe Pesci.
Adaptation du livre d’enquête Casino: Love and Honor in Las Vegas de l’écrivain journaliste Nicholas Pileggi (celui-là même à qui l’on doit la biographie d’Henry Hill qui a servi de base au scénario des Goodfellas), si le film de Martin Scorsese sorti en 1995 n’est officiellement pas un biopic il s’inspire néanmoins en grande partie des destins du gérant de casinos Frank ‘Lefty’ Rosenthal et de l’homme chargé de sa protection par la mafia de Chicago, Tony Spilotro.
Débarquant dans le film comme dans la vraie vie en pays conquis dans le Vegas des années 70, ils se sont tous deux brûler les ailes, autant par cupidité que par orgueil.
Dépeint dans Casino comme un pur psychopathe, Spilotro/Santoro peut successivement être vu transpercer la gorge d’un type à coups de stylo pour un motif futile, serrer la tête d’un rival dans un étau au point de lui éjecter l’œil du globe oculaire, ou encore mitrailler les domiciles de plusieurs flics.
Sauf qu’une fois n’est pas coutume, la fiction n’exagère ici en rien la réalité. Au contraire.
Surnommé The Ant (« La Fourmi »), du haut de son mètre 57 Tony Spilotro était en effet craint de tous pour son ultra violence et ses méthodes de tortionnaire. Suspecté d’être à l’origine de 25 meurtres, il n’a pourtant jamais été condamné par la justice pour le moindre crime de sang malgré les 17 procès qui lui ont été intentés.
Largement donc de quoi prendre le temps de s’intéresser à sa biographie, d’autant que ce ne sont pas les détails truculents qui manquent.
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L’affranchi
Anthony John Spilotro naît le 19 mai 1938 à Chicago. Il est le quatrième des six garçons mis au monde par Antoinette et Pasquale Spilotro, deux émigrés de première génération originaires de la province de Bari dans le sud de l’Italie.
Propriétaires d’un restaurant, le Patsy’s Restaurant, s’ils se tiennent à l’écart de toute activité illégale, l’établissement fait cependant office de repère pour les gros bonnets du quartier.
En 1954, un évènement tragique change à jamais la vie de la fratrie : leur père décède d’un AVC à 55 ans à peine.
Jeune lycéen, Tony déserte alors les bancs de l’école pour aller gagner sa croûte. Petite terreur des cours de récré (l’un de ses grands frères offrait cinq dollars à quiconque oserait se battre avec lui), il opte pour la petite, puis la grande délinquance.
Pincé une première fois un an plus tard à 17 ans pour avoir tenté de voler une montre dans un magasin, il se spécialise très vite dans le braquage de camions de marchandises. Quatre ans plus tard, à 21 ans, il cumule ainsi plus d’une douzaine d’arrestations.
1960 marque ensuite un tournant sur le plan personnel et professionnel, d’une parce qu’il épouse Nancy Stuart, une serveuse, (ils adopteront un fils six ans plus tard), et de l’autre parce que ses faits d’armes lui valent d’attirer l’attention de Sam ‘Mad Dog’ DeStefano, l’un des cadres de l’Outfit de Chicago, le nom que ce donne la pègre locale.
Cette rencontre n’est pas sans incidence sur la mentalité future de Tony, DeStefano n’ayant pas écopé du sobriquet ‘Mad Dog’ pour rien.
Réputé pour sa férocité, à en croire Mike Corbitt, un policier de Chicago longtemps de mèche avec le crime organisé avant de se repentir, « DeStefano était un vrai dérangé », « le genre de type qui pour te manquer de respect vient chez toi et pisser par terre devant ta femme ».
Qu’à cela ne tienne, désireux de monter en grande au plus vite, Spilotro insiste pour se voir assigner une mission à la hauteur de ses ambitions. DeStefano acquiesce et le charge d’assassiner Billy McCarthy et Jimmy Miraglia, alias les M&M Boys, deux jeunes cambrioleurs qui ont eu l’impudence de tuer au cours d’une dispute alcoolisée un commerçant habitant Elmwood Park, le quartier où résident les dirigeants de l’Outfit.
Résolu à faire passer un message, accompagné de son ami d’enfance Frank Cullotta et de quelques-uns des associés de DeStefano, Spilotro capture d’abord McCarthy à qui il fait endurer mille souffrances afin de le faire avouer où se cache son complice – comme Tony Dogs dans Casino, ses testicules sont transpercés avec un pic à glace et sa tête collée dans un étau.
Une fois Miraglia kidnappé, il finit lui aussi égorgé vivant, le 15 mai 1962, leurs corps sont bazardés dans une voiture garée dans la banlieue sud de Chicago.
Ce double homicide que la presse surnomme le « M&M murders » fait alors les gros titres des quotidiens locaux et vaut à The Ant d’être intronisé « made ».
Chicago – Miami – Las Vegas
Désormais en charge des paris sportifs clandestins dans le nord-ouest de Chicago, Tony Spilotro ne se calme pas pour autant.
En mai 1963, un agent immobilier du nom de Leo Foreman a le malheur de congédier de son bureau Sam DeStefano. Si l’on ne sait pas exactement sur quoi portait la dispute (probablement une histoire de racket), on sait en revanche que Spilotro s’est occupé de laver l’honneur de son mentor.
Convié à jouer aux cartes par Spilotro au domicile Mario DeStefano, le frère de Sam DeStefano, une fois sur place, Foreman est amené de force à la cave où l’attendent Sam DeStefano et l’un de ses hommes, Chuckie Grimaldi. Le malheureux est alors battu, frappé avec un marteau aux génitales, poignardé à coups de pic à glace, puis, seulement après, exécuté d’une balle dans la tête. Son corps est ensuite disposé en plusieurs morceaux dans le coffre d’une voiture.
Là encore, une telle cruauté choque et vaut à Spilotro d’attirer l’attention. Non seulement les journaux mentionnent de plus en de plus fréquemment son nom, mais la police locale en fait l’une de ses cibles prioritaires.
Quelques mois plus tard, l’Outfit décide donc de l’envoyer se mettre au vert à Miami en lui confiant le soin de veiller à la bonne marche de ses casinos – comprendre : blanchir un maximum d’argent.
C’est là-bas qu’il rencontre Frank Rosenthal avec qui il devient ami.
Trois ans durant, les deux hommes forment un duo à la mécanique bien rodée : Rosenthal à est la manœuvre dans les bureaux, Spilotro s’assure que rien n’entrave les affaires en coulisse.
En 1967, The Ant est toutefois rappelé à Chicago.
Malheureusement pour lui, les autorités ne l’ont pas oublié et quelques mois à peine après son retour, l’une de ses maisons de jeu est fermée par les agents du Fisc. Début 1969, rebelote, quand la police prend d’assaut un autre de ses établissements.
Si dans les deux cas, il s’en tire avec une simple amende, Spilotro commence à se dire qu’il serait temps de change d’air.
Ça tombe bien, en 1971 l’Outfit cherche un nouvel homme fort pour représenter ses intérêts à Las Vegas depuis que leur capo Marshall Caifano a maille à partir avec la justice.
L’occasion est d’autant plus belle à saisir, que sur place Franck Rosenthal est à la tête des quatre casinos détenus en sous-main par l’Outift – le Stardust, le Fremont, l’Hacienda et le Marina.
Ni une, ni deux, Spilotro s’embarque pour le Nevada, et tant pis si à peine arrivé à l’aéroport la police de Vegas vient l’accueillir en personne pour lui faire comprendre qu’il n’est pas le bienvenu.
Un vrai gangster en ville
Sitôt les casinos en coupe réglée, Tony Spilotro se met à son compte sans en informer l’Outfit.
Primo, il se met à taxer tous les criminels du coin (ceux qui refusent sont directement menacés de mort). Deuzio, il fait notamment venir son petit frère Michael et Frank Cullotta pour monter sa propre équipe, le Hole in the Wall Gang – du nom de leur technique de prédilection pour cambrioler résidences et échoppes, à savoir creuser les murs pour contourner les systèmes d’alarmes.
Roi du pétrole, Spilotro mène alors grand train.
En 1972, son passé manque néanmoins de le rattraper quand le FBI l’inculpe pour meurtre de le Leo Foreman après avoir poussé Chuckie Grimaldi à témoigner contre lui et les frères DeStefano. Hasard qui n’en est peut-être pas un, avant que ne débute le procès, le 15 avril 1973 Sam DeStefano se fait descendre. Spilotro ressort libre du tribunal.
Deux ans plus tard, il est accusé de s’être servi dans le fonds de pension des Teamsters, le syndicat des conducteurs routiers américains. Coïncidence toujours, le principal témoin décède de plusieurs coups de feu et le procès est annulé.
Inutile de dire que ce déferlement de violence ne passe pas inaperçu, le Los Angeles Times de 1974 allant même jusqu’à écrire que le nombre d’homicides constatés à Las Vegas depuis le début de la décennie dépasse tous ceux recensés puis 25 ans !
Qu’importe, sûrs de leur domination, Spilotro et ses sbires se payent le luxe d’ouvrir une bijouterie appelée The Gold Rush (« La Ruée Vers l’Or ») qui leur sert à refourguer le produit de leurs larcins.
Le problème, c’est que fort de ce sentiment d’impunité qui dorénavant l’habite, Tony Spilotro s’émancipe de plus en plus ouvertement de sa hiérarchie. Non content de s’être associé sans demander l’avis à personne avec le caïd de Los Angeles Frank Bompensiero pour se lancer dans le business des prêts usuriers, en 1979, il franchit le Rubicon en commanditant le meurtre d’un de ses associés, Sherwin ‘Jerry’ Lisner.
Arrêté pour cambriolage, Spilotro le soupçonne de vouloir passer un deal avec la justice pour s’en sortir. Pour convaincre Cullotta de se débarrasser de Lisner, il n’hésite pas à lui faire croire à que Chicago lui a donné le go (à tort).
Là encore, une fois le corps découvert, tous les regards se portent sur lui sans qu’aucun début de preuve ne vienne l’inquiéter.
Revanchardes, les autorités parviennent malgré tout à le taper où ça fait mal : au mois de décembre, Spilotro est placé sur liste noire par la Commission des jeux d’argent du Nevada. Cette interdiction stricte de pénétrer dans le moindre casino pénalise Spilotro dans la conduite de ses affaires, mais aussi et surtout parce que l’Outfit voit d’un très mauvais œil cette publicité.
Ce rappel à l’ordre n’empêche cependant pas Spilotro de continuer de n’en faire qu’à sa tête… et accessoirement d’entretenir une liaison avec Geri McKee, la femme de Rosenthal (Sharon Stone dans le film).
L’adultère a beau être puni de mort par la mafia, l’intéressé n’en a cure, il se croit tout permis.
[En 1982, comme dans la scène d’ouverture de Casino, Frank Rosenthal survivra miraculeusement à l’explosion de sa voiture.]
Petite vedette de la ville du pêché, il réussit même à dégotter pour son petit frère Michael un rôle dans la série télé Magnum P.I. avec Tom Selleck. Comble de l’ironie, ce dernier y interprète… un agent du FBI.
Spilotro, Rosenthal et McKee
Sur la corde raide
En 1981, le ciel s’assombrit toutefois pour Hole in the Wall Gang. Tandis qu’ils s’apprêtaient à braquer un dépôt de mobilier de luxe, le Bertha’s Gifts & Home Furnishings, la police cueille nos desperados la main dans le sac. La faute à l’un de leurs membres, Sal Romano, devenu indicateur.
Incarcéré, Frank Cullotta se met lui aussi à chanter lorsqu’il apprend que Spilotro tente de le faire sortir en lui payant sa caution, un moyen pense-t-il de l’exécuter sitôt dehors. Perdu pour perdu, il révèle aux enquêteurs le rôle de Spilotro dans le M&M Murders de 1962.
Ce témoignage direct ne pèse pourtant pas lourd quand vient le procès en janvier 1983 : le juge de l’Illinois Thomas J. Maloney a été acheté et libère The Ant pour défaut de preuve – dix ans plus tard, les coulisses de cette tentative de corruption seront révélées et Maloney écopera de 15 ans de prison et de 200 000 dollars d’amende.
[Là encore, anecdote qui ne manque pas de sel, Spilotro est défendu par un certain Oscar Goodman, futur maire de Las Vegas de 1999 à 2011.]
Cette victoire est néanmoins courte durée, le même mois une nouvelle mise en examen tombe : Tony Spilotro et 15 autres mafieux sont accusés de conspiration et détournement de fonds suite à un minutieux travail d’écoutes téléphoniques qui met à jour le circuit de blanchiment d’argent initié par l’Outfit (il est par exemple établi que le Stardust rapporte près d’1,5 million de dollars au black).
Chez les boss de Chicago, on est furieux contre le « little man ». Recruté pour faire tourner leurs affaires avec discrétion, ses inconséquences ont produit l’effet inverse.
Pris en tenaille entre l’Outift et la justice, Spilotro craque physiquement : quelques jours avant le début des audiences il est frappé d’une crise cardiaque. Tandis que cinq des prévenus sont lourdement condamnés, son procès est ajourné.
Passé ce court moment de répit, Spilotro s’apprête en 1986 à entamer un nouveau marathon judiciaire avec pas moins de trois procès prévus en dix mois. Outre celui pour détournement, il doit répondre du meurtre de Lisner et des accusations de détournements.
Le premier procès tourne court quand le juge est averti que deux des jurés ont possiblement été achetés.
Cette demi-victoire pour Spilotro est malheureusement suivie d’un nouveau coup de bambou : le 25 avril, Michael et lui sont inculpés par un tribunal de Chicago pour extorsion et racket.
À ce stade, rares sont ceux qui donnent cher de sa peau…
Fin de partie
Le 14 juin 1986, Tony, 48 ans, et Michael Spilotro, 42 ans, sont convoqués à Bensenville, dans la région de Chicago, par les hautes instances de l’Outif. Officiellement, Micheal doit être affranchi.
Bien qu’il redoute un piège, Tony décide quand même d’aller au rendez-vous, pensant pouvoir protéger son frère en cas des pépins.
Avant de partir, il confie à sa femme Ann que s’il n’est pas revenu avant 9 heures, « ce n’est pas bon ». Michael, lui, embrasse sa fille Michelle et lui répète tant qu’il peut qu’il l’aime de tout son cœur.
Si l’intégralité du déroulé des évènements est longtemps resté inconnue, en 2007 le procès à grande échelle des cadres de l’Outfit Nicholas Calabres, Joseph Aiuppa et Joey ‘The Clown’ Lombardo, ainsi qu’une dizaine de leurs comparses, a permis de faire la lumière sur cette funeste journée.
Quand Tony et Michael Spilotro sont arrivés sur les lieux, une maisonnette de campagne, une douzaine de mafieux les attendaient. Traînés au sous-sol, ils ont été battus à mort à coup de poings et coups de pieds.
Après de longues minutes, ils ont succombé d’asphyxie, l’autopsie ayant révélé que leurs poumons s’étaient gorgés de sang à cause des innombrables fractures internes infligées.
Enterrés dans un champ de maïs à Enos, dans l’état voisin de l’Indiana, leurs corps en décomposition ont été retrouvés neuf jours plus tard, le 23 juin, par le fermier propriétaire du terrain alors qu’il passait du désherbant.
C’est leur frère Pasquale Jr., un chirurgien stomatologiste reconnu, qui a permis de les identifier en comparant d’anciens examens dentaires.
Et pour ce qui est du motif, sans originalité, l’Outfit, sachant leur liberté en sursis, craignait qu’ils ne retournent leurs vestes. Décision a donc été prise de les éliminer tous les deux afin d’éviter que l’un ne vienne ensuite venger la disparition de l’autre.
La veille de l’enterrement d’Anthony et Michael Spilotro, trois de leurs meurtriers, Louis Marino, Joseph Ferriola et Ernest ‘Rocky’ Infelice, sont venus assister à leur veillée funèbre.
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