Surnommé le « Dapper Don » pour la flamboyance de son style, puis le « Teflon Don » pour sa capacité à lever toute charge contre lui, il régna comme personne sur le crime organisé newyorkais dans les années 80…
Longtemps, la mafia a entretenu le culte du secret pour mener à bien ses affaires. Mais ça, c’était avant John Gotti.
Chevelure argentée fraîchement peignée chaque matin dans un salon, costumes croisés Brioni sur-mesure, chemises en soie, cravates faites mains à 400$ la pièce… le boss de la famille Gambino n’aimait rien tant que parader telle une célébrité dans les rues de sa ville ou dans les médias.
Cérémoniels dignes du Parrain de Francis Ford Coppola, feux d’artifice organisés gracieusement le jour de la fête nationale dans son quartier d’Ozone Park dans le Queens, couvertures de magazines… John Gotti avait le goût de la mise en scène, tant pis pour la sobriété et la discrétion.
Se considérant comme un César, celui qui au sommet de sa gloire générait plus de 10 millions de dollars de revenus annuels n’avait-il pas pour habitude de répéter à ses soldats qu’il valait « mieux vivre un an comme un lion que cent comme un agneau » ?
Si tout ce folklore autour de sa « persona » provoqua en grande partie sa chute, il participa également à bâtir sa légende : celle du dernier grand dernier parrain de la Cosa Nostra devenu aujourd’hui une figure de la pop culture.
American gangster
Né le 27 octobre 1940 dans le Bronx de parents tous deux fils immigrés italiens, John Gotti est le cinquième de leur treize enfants. Au début des années 50, poussée par la pauvreté la petite famille déménage à Brooklyn. Les temps sont durs, et il n’est pas rare que John doive porter une chaussure différente à chaque pied pour se rendre à l’école.
Plus doué en bagarres qu’autre chose, John quitte le lycée à 16 ans pour rejoindre à plein temps une bande de quartier, les Rockaway boys. Très vite, il cumule pas moins de neuf arrestations (trouble de l’ordre public, alcool, vol de voitures… ce genre de trucs). Un jour, tandis qu’il tentait de dérober une bétonnière, cette dernière lui retombe sur le pied. De là date ce léger boitillement qui lui donne cette démarche bondissante si particulière.
De plus en plus intéressé par l’organisation de paris sportifs clandestins, il développe une sévère addiction au jeu qui ne le quittera plus par la suite.
[Réputé des plus malchanceux, le bon mot circulait qu’il ne gagnerait pas un pari « même s’il misait la couleur de son caleçon ».]
En 1958 John Gotti rencontre celle qui sera sa femme, Victoria DiGiorgio. Le couple se marie quatre ans plus tard en 1962, ensemble ils auront cinq enfants (Victoria, Angel, John A., Frank et Peter). Galvanisé par cette vie nouvelle, le futur parrain tente de se rentrer dans le droit chemin en travaillant comme repasseur dans une usine de manteau. L’expérience tourne cependant vite court.
En 1966, il rejoint en tant qu’homme de main l’une des cinq familles mafieuses de New York : la famille Gambino. Tout juste sortie victorieuse de la guerre qui l’opposait à la famille Bonnano (la « Banana War »), elle est alors considérée comme l’une des organisations criminelles les plus puissantes du monde.
Pris sous l’aile du numéro 2 Aniello Dellacroce, Gotti fait rapidement ses preuves notamment en se livrant à un juteux business de détournements de convois à l’aéroport où il a été engagé en tant qu’apprenti conducteur de camions. La combine finit néanmoins par être mise à jour et Gotti écope de sa véritable première peine : trois ans placard.
À sa sortie de prison, il bénéficie d’un coup du sort quand un certain Carmine Fatico se voit empêché par la justice de fréquenter d’anciens criminels. La direction de son crew lui échoue alors.
L’affranchi
Toujours pas intronisé made (depuis 1957 aucun membre associé ne l’a été), John Gotti saisit sa chance lorsqu’en 1973 le neveu de Carlo Gambino est kidnappé puis tué d’un balle dans la tête. Fou de rage, le Capo di tutti capi propose d’offrir ce prestigieux statut à celui qui dessoudera le principal suspect, un certain James McBratney.
Gotti et deux autres complices sont chargés du contrat. Le 23 mai sur les coups de 23 heures, se faisant passer pour des officiers de police, ils pénètrent dans un bar de Staten Island où McBratney était en train de dîner. Sentant que quelque chose ne tourne pas rond, McBratney refuse de sortir sur le parking comme le lui intiment les trois hommes. Suite à une empoignade, il est abattu devant les clients et le personnel.
Plusieurs témoins identifient Gotti qui prend la fuite. Arrêté en 1974, il peut compter sur le soutien de Carlo Gambino qui pour défendre ses intérêts engage le ténor du barreau Roy Cohn – bien connu du grand public pour ses anciennes activités pro-maccarthystes. Ce dernier négocie un deal plus qu’avantageux en échange d’un plaidé coupable.
Bien qu’inculpé pour meurtre, Gotti s’en sort avec une peine de quatre petites années pour homicide involontaire. Il n’en effectuera que deux.
Pendant son séjour à l’ombre Carlo Gambino décède d’une crise cardiaque. Se sachant souffrant, il avait auparavant pris soin de nommer son beau-frère Paul Castellano nouveau boss. Une décision qui en avait surpris plus d’un tant son bras droit Aniello Dellacroce faisait largement figure de successeur légitime.
Dans une volonté d’apaisement, Castellano ne démet cependant pas Dellacroce de ses responsabilités et lui laisse le contrôle de 10 des 23 équipes placées sous le contrôle de la famille. Ce faisant, il crée de facto deux factions rivales au sein de la famille, ce qui in fine signe son arrêt de mort.
De son côté, Gotti est libéré en 1977 et se voit immédiatement promu capo du Bergin crew par son protecteur.
Tout droit jusqu’en haut
Ne portant guère Castellano dans son cœur (et inversement), il considère Neil Dellacroce comme son vrai chef. C’est d’ailleurs ce dernier qui lui accorde en sous-main la permission de se lancer dans les narcotiques, une activité à l’époque officiellement prohibée dans les rangs de la mafia.
Les choses se gâtent alors très vite, une enquête fédérale accusant en 1983 12 membres de la famille Gambino de trafic de drogue, dont le propre frère de John Gotti, Gene ainsi que son meilleur ami, Angelo Ruggiere.
S’ajoute à cela la double inculpation de Paul Castellano l’année suivante pour infraction à la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act, une loi fédérale américaine érigée pour lutter contre le crime organisé) et pour son rôle dans la Commission. Risquant plus de 70 ans la prison à vie, il s’empresse de désigner comme successeur, non pas Dellacroce, mais Thomas Gambino (le fils de) tout en prenant soin de placer John Gotti sous le commandement de son capo préféré Thomas Bilotti.
Quand le 2 décembre 1985 Dellacroce décède d’un cancer des poumons, John Gotti comprend qu’il se trouve à la croisée des chemins : désormais à la merci de ses ennemis dans le milieu, il se résout à faire disparaître Castellano plutôt que de subir tôt ou tard le même sort.
Manœuvrant en sous-main avec ses alliés au sein de la famille Gambino (dont Sammy ‘The Bull’ Gravano), il obtient le consentement de trois des quatre autres familles newyorkaises.
Le 16 décembre 1985, alors que Paul Castellano et Thomas Bilotti se garent devant le restaurant où ils allaient passer seuls la soirée, quatre hommes habillés à l’identique de longs manteaux et de chapkas surgissent et tirent à vue sur le véhicule. Plus loin dans la rue, Gotti et Sam Gravano observent la scène.
Le mois de janvier suivant, John Gotti est officiellement intronisé boss de la famille Gambino, prenant la tête des 23 crews, 300 affranchis et 2 000 associés qui vont avec.
Une main de fer dans un gant de velours
Grand amateur du Prince de Machiavel et de Robin des Bois, John Gotti se montre volontiers affable et généreux en public.
Soirées huppées, restaurants, clubs, journaux télévisés, tabloïds… Enivré par le pouvoir Gotti se mue en personnalité du gotha newyorkais, s’affichant jusqu’à la une du Time Magazine en 1986.
Fini les jeans et les survêts, bonjour les costumes à rayures à 5 000 dollars. Sa luxueuse demeure d’Howard Beach dans le Queens apparaît régulièrement à la télévision.
« Il fut le premier parrain médiatique » déclara J. Bruce Mouw, l’un des agents du FBI en charge de l’enquête qui lui sera fatal. « Il n’a jamais essayé de cacher le fait qu’il était aux commandes. »
Sa popularité est telle qu’au début des années 1990, il inspire le personnage de Joey Zasa joué par Joe Mantegna dans The Godfather III.
Son incroyable charisme est cependant balancé par son extrême violence.
Du côté des affaires, la famille Gambino accroît fortement son emprise sur le monde de l’illégal en taxant désormais entre 50 et 60% dealers, macs, prostitués opérant sur son territoire.
Mieux, elle étend son périmètre d’activité à l’extorsion de syndicats, d’entreprises de transports des ordures ménagères, aux restaurants, magasins et hôtels de luxe du Queens et de Manhattan, mais aussi de plus en plus ouvertement au trafic de drogue.
Dans un cas comme dans l’autre, au moindre refus une seule réponse prime : la violence – intimidations, agressions, dynamitages des voitures et des maisons, mais aussi tortures et meurtres. Le FBI estime ainsi que sous son règne ont été commandités près de 600 assassinats.
Cette politique nouvelle porte toutefois ses fruits : le chiffre d’affaires annuel de l’organisation dépasse alors le demi-milliard de dollars par an.
Dans un excès de confiance, Gotti en profite pour réorganiser la structure hiérarchique de sa famille. Contrairement aux recommandations de ses proches, il instaure un rendez-vous hebdomadaire avec tous ses capitaines sur le parvis du Ravenite Social Club de Little Italy.
Là, au vu et au su des passants, il tient séance plénière et règle les affaires courantes.
Pour le parrain, il s’agit là d’asseoir encore un peu plus son autorité nouvelle façon Louis XIV et sa cour. Pour le FBI, il s’agit d’une aubaine sans pareille : le bureau fédéral est en mesure d’identifier toute la chaîne de commandement de cette association de malfaiteurs.
Le Don en Teflon
Toute cette agitation ne va évidemment pas sans lui attirer l’attention des autorités judiciaires. Sitôt intronisé leader, Gotti doit faire face coup sur coup à deux procès.
En mars 1986 il est tout d’abord jugé pour des faits vieux de deux ans : l’agression de Romual Piecyk un réparateur de frigo sur un parking du Queens. Suite à une altercation, Gotti l’avait giflé avant de le délester de 325 dollars.
Ignorant tout de la réputation de son assaillant au moment des faits, Piecyk avait porté plainte. C’est non sans stupéfaction que quand vint l’audience, il découvrit sa véritable identité. Prétextant souffrir d’amnésie, Piecyk déclare alors à la barre ne plus être en mesure de reconnaître le mafieux.
Un non-lieu est prononcé, ce qui ne va pas sans faire les choux gras de la presse, le New York Daily News résumant l’affaire avec un titre resté depuis célèbre « I Forgotti » (un jeu de mot entre « I forgot » et « Gotti »).
Moins anecdotique, débute au mois d’août le procès mettant en cause le parrain, son frère Gene et cinq autres de ses associés pour racket, corruption et conspiration criminelle. Les débats vont durer 11 mois.
Sourire narquois constamment aux lèvres, Gotti exulte. Non seulement une foule sans précédent de curieux et de journalistes suit fiévreusement les débats, mais il sait que la partie est jouée d’avance.
Fort de sa réputation l’un des jurés, George Pape, est rentré en contact avec son équipe afin de vendre son vote en échange de 60 000 dollars. Résultat, le 13 mars 1987 Gotti quitte le tribunal en homme libre sous le feu des caméras, déclarant au passage tel un politicien roué à ce genre d’exercice n’être que « le chef de sa propre famille, de sa femme et de ses enfants ».
Devant l’incapacité du gouvernement à lui accrocher la moindre charge aux basques, la presse le surnomme le « Teflon Don » (en référence aux poêles du même nom qui n’accrochent pas ndlr).
Deux ans plus tard, nouvelle affaire : le 23 janvier 1989 John Gotti est arrêté pour l’agression d’un représentant du syndicat des charpentiers, John O’Connor. Ce denier aurait orchestré l’attaque d’un restaurant tenu par la famille Gambino qui en représailles lui aurait fait tirer dessus.
En dépit du fait que l’accusation dispose d’écoutes où Gotti discute ouvertement du cas O’Connor ainsi que d’un témoignage direct de l’un des participants, là encore aucune condamnation n’est prononcée.
La dernière séance
Bien que débouté pour la troisième fois de suite, le gouvernement US ne renonce pas pour autant à en finir avec Gotti, bien au contraire. La stratégie sera néanmoins différente.
Grâce aux écoutes réalisées dans les appartements du Ravenite Social Club, le FBI réussit à réunir suffisamment de preuves pour inculper Salvatore Gravano.
Bien que consigliere du Don, il n’en reste pas moins l’un de ses hommes de main les plus sanguinaires. Suspecté d’avoir commis 16 meurtres, il est en passe d’être jugé pour cinq d’entre eux (dont ceux de Castellano et Bilotti).
Les écoutes ont en outre révélé que sa relation avec Gotti s’est grandement détériorée, ce dernier n’hésitant pas à le critiquer en off pour sa cupidité, tout en laissant clairement entendre qu’il compte bien lui faire porter le chapeau pour les meurtres. Se sachant perdu, Gravano accepte alors de témoigner contre son boss.
Le 11 décembre 1990, le FBI inculpe John Gotti pour homicides, tentatives d’homicides, évasion fiscale, corruption, paris illégaux, obstruction à la justice. Fidèle à lui-même, le boss leur lance un cinglant « je vous parie à 3 contre 1 que je m’en sors ».
Malheureusement pour lui son sort est scellé, d’autant plus que pour éviter toute pression le jury cette fois-ci anonyme est maintenu reclus tout le long du procès.
Le 2 avril 1992, après 14 heures de délibération le jury déclare l’homme qui officiellement vit d’un modeste salaire de vendeurs d’équipement de plomberie coupable de l’intégralité des motifs d’accusation.
Lors de la conférence de presse qui s’en suit, James Fox le directeur du FBI à New York City a cette formule : « The Teflon is gone. The don is covered with Velcro, and all the charges stuck. » (« Le Teflon est parti. Le Don est recouvert de scratch et toutes les charges lui collent. »).
Le 23 janvier, Gotti est condamné à la prison à perpétuité sans possibilité de libération ainsi qu’à 250 000 dollars d’amende.
« Mon royaume, c’est ici »
John Gotti est incarcéré le 14 décembre au pénitencier de Marion, Illinois. Isolé dans une cellule de deux mètres sur trois, il n’est autorisé à sortir qu’une heure par jour.
En 1994, la Cour Suprême rejette son appel marquant là la fin de son marathon judiciaire. Le parrain déchu passe alors le témoin à son fils aîné John A. dit Junior.
En 1998, le FBI lance à nouveau une vaste offensive contre la famille Gambino. Lors de la perquisition de l’appartement de John Gotti Jr. les agents découvrent à leur grande surprise une liste comprenant les membres qui furent initiés dans la Cosa Nostra depuis le début des années 1990. L’épisode provoque l’ire de son père et lui vaut le surnom de « dumbfella » dans les médias.
Après plusieurs mois de procès, il est condamné à six ans et demi de prison pour prêt usuraire, extorsion et paris illégaux. À sa sortie, il s’éloignera complétement du milieu. Il publiera ses mémoires en 2015, Shadow of My Father.
La même année, Gotti senior est opéré pour un cancer au cou et à la gorge. Quand l’un de ses frères lui rend visite au parloir et évoque avec lui une possible libération, l’ancien chef lui rétorque désabusé : « Je suis bloqué ici, et c’est comme ça que ça va se terminer. C’est ici mon royaume, ici même. »
En 2000 son cancer qu’il croyait soigné réapparaît. À partir de là sa santé ne va cesser de se dégrader.
John Gotti décède le 10 juin 2002 à l’âge de 61 ans.
« Tu ne verras jamais plus un type comme moi, même si tu vis jusqu’à 5 000 ans »
Si de l’avis de tous John Gotti a vécu et est mort comme un vrai gangster (respect de la loi du silence, refus jusqu’au bout de reconnaître l’existence d’une quelconque mafia…), son narcissisme et son hubris lui auront coûté cher.
Son règne n’aura en effet duré en tout et pour tout que sept petites années, lesquelles ont été ponctuées par un flot ininterrompu de procès.
Pire, en transformant une société secrète en spectacle public, il en a considérablement affaibli l’influence. Nombreux sont ceux parmi les policiers et les mafieux qui n’hésitent pas à le couronner « pire parrain de l’histoire famille Gambino ».
Un héritage très contrasté donc, mais dont l’imagerie continue d’inspirer bon nombre de fictions à l’image du biopic qui sortira le 15 décembre prochain dans les salles américaines avec un John Travolta qui s’annonce confondant de naturel dans le rôle-titre.
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