A l’occasion du sixième anniversaire d’« Or Noir », retour sur la place d’un album déjà reconnu comme classique.
Il y a six ans, le 21 octobre 2013, Kaaris publiait dans les bacs une véritable bombe qui a désarçonné toute la concurrence et a marqué à jamais le rap français. Nommée Or Noir, elle a permis à son auteur de rentrer dans les livres d’histoire du rap français grâce à une verve impressionnante et à une écriture dense, aussi violente que complexe. Monument de la discographie du rappeur, le disque est très largement érigé par ses fans comme son véritable chef-d’oeuvre. Six ans plus tard, nous avons enfin le recul nécessaire pour juger cette affirmation. Alors, est-ce qu’Or Noir est vraiment le meilleur album de Kaaris ?
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La route de la drill, de Chicago à Sevran
Avant même de parler du contenu de l’album, il faut planter le contexte dans lequel il est sorti. Au début des années 2010, la trap commence véritablement à pénétrer le marché français alors que de nombreux rappeurs comme Mac Tyer, La Fouine, Niro ou encore Booba se frottent à ce que l’on appelait encore le dirty south quelques années plus tôt. De l’autre côté de l’Atlantique, à Chicago, une génération de rappeurs s’est emparée de l’esthétique de ce genre musical – qui, à l’origine, vise à dépeindre le quotidien d’un dealer de drogue -, pour y apposer toute sa rage. Chief Keef, figure la plus connue de ce que l’on appellera la drill, explose à la face du monde en 2011 avec la sortie du titre I Don’t Like en featuring avec Lil Reese. Il est un véritable ovni dans le rap : loin du paraître, loin du luxe habituellement exhibé devant la caméra, Keef et les siens se contentent d’agiter leurs locks, d’exhiber leurs armes à feu et de compter l’argent du crime sur une production froide et explosive.
Kaaris montrera à quel point il a su mélanger la drill à son univers crasseux et gangster
A seulement 16 ans, Chief Keef détone sur la toile et choque le monde entier. Le morceau aura droit à un remix épique sur Cruel Summer, la compilation du label de Kanye West, G.O.O.D Music. En parallèle, le rookie signe directement en major chez Interscope et publie son tout premier album studio, Finally Rich, disque d’or. En un rien de temps, la drill est devenu le nouveau mouvement en vogue aux Etats-Unis. Il a su cristalliser le nihilisme latent des quartiers les plus pauvres de la ville que l’on surnomme tristement Chiraq : discriminations, violences sociales, criminelles et policières ont gangréné les coeurs des rappeurs. Chez nous, en France, les artistes sont toujours en quête de musique inédite à proposer au public. Kaaris est l’un des premiers à flairer le filon. En 2012, il publie sa mixtape Z.E.R.O, un artefact trop souvent oublié par les auditeurs, déjà bien imprégné de la drill. Toutefois, c’est un an plus tard qu’il montrera à quel point il a su mélanger cette influence de caractère à son univers crasseux et gangster.
« Or Noir », un album presque parfait
A la sortie d’Or Noir, c’est tout le rap français qui vacille face à la force de la gifle assénée par Kaaris. Le rappeur de Sevran était attendu au tournant après deux grosses sorties aux côtés de Booba, en l’occurrence Criminelle League et Kalash. Il n’a pas déçu : en l’espace de dix-sept titres, il a craché un feu continu qui a émerveillé ses auditeurs. Le disque, entièrement produit par Therapy (quatuor composé de 2093, 2031, Loxon et Phantomm), est marqué par l’influence de la trap et de la drill, genres prédominants dans les oreilles de Kaaris. Bousillé à Gucci Mane, il y a mêlé les mixtapes de Chief Keef, Lil Reese, Lil Durk ou encore Fredo Santana pour concocter une potion dévastatrice faite de beats tous plus explosifs les uns que les autres, qu’il saupoudre d’une brutalité sans nom. Le ton est donné dès l’introduction : sur Bizon, il se déclare « pire que Guy Georges » sur des cuivres tout droit sortis des ténèbres. A peine le temps de respirer que vient le single le plus iconique de Kaaris, Zoo. Un véritable concentré de violence illustré par un clip en noir et blanc dont le premier plan est mémorable : assis sur la portière d’une berline allemande, Kaaris regarde la caméra armé d’un fusil d’assaut.
Il gronde, lève la voix, crie, hurle et chacune de ses paroles résonne comme un coup de massue dans les oreilles
L’énergie de Kaaris est débordante. A travers le disque, il fait montre d’une interprétation qui fait presque froid dans le dos. Il gronde, lève la voix, crie, hurle et chacune de ses paroles résonne comme un coup de massue dans les oreilles. Aussi brutal que ses propos, il condamne les nuques de son public à s’activer inlassablement sous les beats de Therapy. Non-content de bénéficier d’une voix d’ours dont il se sert à merveille, le rappeur de Sevran appose à cette esthétique tout droit venue de Chicago des lyrics d’une grande qualité. En effet, alors que la drill version américaine ne met que peu d’accent sur la technique et sur les placements, le Français s’applique à délivrer une copie parfaite. Les flows sont nombreux, lourds et rapides. Surtout, ils sont étayés par une écriture extrêmement dense et imagée. Toutes les métaphores et autres analogies qui jonchent le disque sont autant d’images que Kaaris nous force à voir alors qu’elles nous explosent à la face.
Un album écrit en lettres de sang
Or Noir est un concentré d’egotrip et de violence dont les sujets principaux sont sa bite, le trafic, la concurrence et la police. Le disque est une pluie de punchlines sales et barbares dont certaines sont tellement loufoques qu’elles en deviennent hilarantes. Le morceau qui illustre le plus ces deux extrêmes est sans aucun doute Bouchon de liège. Titre charnière de l’album, il comporte des phases brutes comme « J’leur mets profond, j’fais d’la spéléo / J’t’ouvre la gorge comme une trachéo / Un facial j’te refais la déco / Ton sang dans le Graal c’est pour l’apéro » ou encore « Hey, réveille-toi pédé, j’fais les meilleurs CD / Si j’veux je fume papa, maman, silencieux, j’réveille pas le bébé », deux tirades monstrueuses et frappantes. Deux couplets plus tard, le rappeur prétend faire preuve d’une dextérité encore jamais vue chez un homme lorsqu’il clame sans un sourire ceci : « J’te bouffe la shnek comme une viennoise en même temps j’fume ma OG Kush / En même temps j’attrape une grosse mouche avec une paire de baguettes chinoises ». Rien que ça.
Or Noir Part II reste dans la ligne esquissée par le premier : le sale, le crime, l’egotrip et l’immoralité sont les maîtres-mots
Quand quelques mois plus tard, Kaaris publie une réédition de son album avec onze titres supplémentaires (dont A la barrière, disponible sur la première version pour ceux qui ont acheté Or Noir sur iTunes), il ne ternit en rien la qualité de l’original. Chacun des morceaux reste dans la ligne de conduite esquissée par les premiers : le sale, le crime, l’egotrip et l’immoralité sont les maîtres-mots. Comme toujours, le dozo soigne ses entrées et signe une Intro dans laquelle les rafales de punchlines sont indénombrables avant de lâcher Sombre, peut-être le titre de Kaaris à l’écriture la plus saisissante. Il y souffle le chaud et le froid : technique et cruel lorsqu’il rappe « Fin d’la récré où sont ces pédés j’leur ouvre le front à l’épée / Sont dans des WC, font un AVC selon l’AFP », inhumain lorsqu’il assène « J’ouvre une bouteille à chaque fois qu’ils ferment le cercueil d’un flic », il finit sur une touche d’humour qui lui est propre « Suce-moi bien j’te rajoute des points sur ta carte de fidélité ».
Pas si parfait que ce que l’on croit
Toutefois, cet album gargantuesque et proche de la perfection peut-il se targuer d’être le meilleur de la discographie de Kaaris ? Peut-être pas… Si les qualités d’Or Noir, étayées ci-dessus, sont indéniables, à l’écoute, il souffre aujourd’hui d’une certaine forme de redondance. En effet, en l’espace de vingt-huit titres avec la deuxième partie, sa musique ne s’écarte de ses sentiers battus que deux fois, lorsqu’il s’empare de l’autotune pour fredonner sur le morceau éponyme de l’album ainsi que sur Paradis ou enfer. Durant l’espace de deux titres, il tombe le masque et dévoile une face mélancolique, ou tout du moins un peu plus contrastée. Ce manque de variété est un gros point noir de l’opus, tout comme le fait que Kaaris ne raconte finalement pas grand chose : ses punchlines en disent autant sur le personnage de Kaaris qu’elles dissimulent ce qu’il peut être réellement. Finalement, l’excellent Or Noir croule quelque peu sous le poids considérable de ses influences et de l’aura du personnage construit par le rappeur de Sevran. Conscient des défauts de son classique, il a longtemps travaillé sa plume et son interprétation en studio pour proposer l’album Le Bruit de mon âme en 2015.
Conscient des défauts de son classique, il a travaillé sa plume et son interprétation pour proposer Le Bruit de mon âme
Deuxième album studio du rappeur, il est probablement son plus abouti. Si sur Or Noir, il a montré à tous qu’il maîtrisait la trap et la drill comme personne en France, sur Le Bruit de mon âme, il a non seulement prouvé qu’il savait moduler l’esthétique de ces genres selon sa créativité, mais aussi qu’il pouvait s’en écarter. En plus, les featurings plus nombreux ont permis à Kaaris de se challenger en tant que kickeur mais aussi d’apporter encore plus de relief à son oeuvre. Il a pu se frotter à l’élite française et américaine de l’époque en tenant tête respectivement à Lacrim sur El Chapo et à Future sur Crystal, un single souvent salué comme une des meilleures collaborations entre un Français et un Américain. On n’oublie bien évidemment pas 13 Block, Blacko, Ixzo et Solo le Mythe qui ont tous contribué à élargir l’horizon dépeint par Le Bruit de mon âme. Est né un disque autrement plus personnel, tant bien sur la forme que sur le fond.
Alors, quid de l’album « Le Bruit de mon âme » ?
Bien entendu, la brutalité de l’interprétation et des images qui ont fait le succès d’Or Noir, sont toujours au rendez-vous : dès le départ, il heurte sur Kadyrov lorsqu’il tonne « Que du vieux rien de neuf, j’viens pas à ta teuf / Sauf si y’a suicide d’un keuf ou pour mettre des doigts à ta meuf » tandis que les nombreux morceaux de trap et de drill pleuvent (Se-vrak, Four, Trap, Situation). Toutefois, ces derniers sont nuancés par pas mal de sonorités encore inédites dans la carrière de Kaaris. On pense notamment à 80 ZETREI, à l’instru qui sonne comme une comptine pour enfants sur laquelle le rappeur délivre une ode à son département d’adoption – lui qui est né à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Il s’y est d’ailleurs rendu pour illustrer le titre éponyme de son album, un morceau bien plus introspectif qu’à l’accoutumée dans lequel il fait preuve d’une humilité presque surprenante tant elle est à contre-courant de son personnage. Il ne s’agit pas de la seule piste aérienne du disque. En effet, Zone de transit ou encore Voyageur avec Blacko contribuent à rendre son humanité à Kaaris dont lui-même s’était privé en s’enfermant dans un personnage sanguinaire à la Caligula : sur ce dernier titre, le membre de Sniper chante d’ailleurs « Je ne suis qu’un homme »…
Au final, Le Bruit de mon âme est une version d’Or Noir avec tout ce qui lui manquait
Au final, Le Bruit de mon âme est une version d’Or Noir avec tout ce qui lui manquait. Dans son processus de travail, Kaaris a acquis de nouvelles cordes à son arc et n’a pas hésité à en faire usage. Plus en confiance que jamais, il s’est efforcé de diluer la surpuissance de son personnage grâce à quelques titres plus légers dans lesquels il se défait de sa carapace pour montrer une face bien plus sage et vulnérable à ses auditeurs. En outre, il a su insuffler encore plus de lui dans sa musique, notamment dans la drill, afin de ne plus en subir la puissance. Départager les deux albums reste une question de sensibilité : les plus nostalgiques et les adeptes de kickage intensif décerneront leur palme à Or Noir, tandis que les plus sensibles à la fibre artistique de Kaaris jetteront leur dévolu sur Le Bruit de mon âme. Peu importe : pour les six ans d’Or Noir, ce sont les blasts de Zoo, Ciroc, Bouchon de liège, Dès le départ et autres qui souffleront les bougies de cet obscur gâteau.