Portrait d’une femme qui n’a jamais eu la langue dans sa poche…
Apparu sur la scène musicale sur la fin des années 70, le rap connaît son premier véritable âge d’or commercial au tout début des années 2000.
Dans une industrie du disque pas encore touchée de plein fouet par le piratage de masse, le mouvement est porté par des têtes d’affiche au sommet de leur forme dont les albums s’écoulent en physique par millions (2001 de Dr. Dre, The Marshall Mathers LP d’Eminem, Country Grammar de Nelly, Get Rich Or Die Tryin’ de 50 Cent, Speakerboxxx/The Love Below d’Outkast…).
Cette affluence de liquidités nouvelles n’est évidemment pas sans incidence sur un milieu où tout un chacun s’évertue de briller plus haut et plus fort que son prochain. Ayant désormais les moyens de leurs ambitions, les rappeurs passent ainsi la seconde en matière d’ostentation que ce soit à la ville comme à la scène.
Point d’orgue de cette évolution nouvelle : les clips dont les budgets avoisinent le demi-million de dollars, quand ils ne frôlent pas le million chez les plus grosses pointures.
Voitures, propriétés, joailleries… tous les signes extérieurs de richesse prennent alors plusieurs tailles supplémentaires tandis que les traditionnelles filles invitées à bouger en cadence aux bras des artistes deviennent légions.
Ces dernières deviennent d’ailleurs très vite de petites vedettes à part entière, tant pour leurs courbes voluptueuses que pour la manière dont elles sont mises en scène.
Rebaptisées les « vixens » (du nom de la femelle du renard), les Gloria Velez, Melyssa Ford et autre Yaris Sanchez tranchent alors radicalement avec les canons de la beauté mainstream qui faisaient en ce temps la part belle aux mannequins tirant la gueule et à une minceur proche de l’anorexie.
Si à trop jouer le rôle de la femme trophée, les vixens en font parfois tousser quelques-uns dans le fond, leur pouvoir de séduction est tel que ce genre de critique ne rencontre au final que très peu d’écho.
Enfin, ça, c’était jusqu’à ce jour du 28 juin 2005 où une certaine Karrine Steffans jette un pavé dans la mare auquel absolument personne ne s’attend en publiant Confessions of a Video Vixen, un livre qui expose jusqu’à dans les moindres les détails son expérience dans le monde du rap.
Femmes traitées comme des objets, jobs aux confins de la prostitution, coucheries plus ou moins forcées… tout y passe. Et comme si ce n’était pas assez, Steffans n’hésite pas à citer parmi les plus gros noms du game, le tout sans jamais se montrer avare en détails.
Certifié best-seller dès sa sortie, ce livre aux faux-airs de journal intime en fait jusqu’aujourd’hui encore transpirer plus d’un.
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Un surnom qui en dit long
Née en 1978 à Saint Thomas dans les îles Vierges américaines des Caraïbes, Karrine Steffans s’installe avec sa mère en Floride l’année de ses dix ans. Prisonnière d’un environnement familial chaotique où selon elle les abus étaient fréquents, sitôt ses 16 ans révolus, elle déménage à New-York avant de faire le choix de s’installer un peu plus tard à Los Angeles.
Sur place, Karrine se met à bosser dans un club comme « exotic dancer » et fait la connaissance d’un certain Nathaniel Wilson, alias le rappeur Kool G Rap. De là, sa vie va complétement changer.
De un parce qu’elle va avoir un enfant avec lui, et de deux parce que le membre du Juice Crew va être celui qui va l’aider à perfectionner le talent qui fera plus tard son succès et sa réputation : la fellation.
« G me faisait pratiquer parfois jusqu’à deux heures d’affilé. Si jamais il m’arrivait de ne pas faire comme j’étais censé le faire, je devais alors recommencer encore et encore et jusqu’à qu’il soit satisfait. »
Si Steffans qualifiera plus tard cette relation « d’abusive », toujours est-il qu’elle se retrouve un pied dans le rap et finit par se faire engager comme modèle dans le Hey Papi de Jay Z, avant d’apparaître notamment dans les clips de R.Kelly, LL Cool J ou encore Mystikal.
De fil en aiguille, elle va alors s’acoquiner avec l’un crew les plus en vogue du moment : le Murder Inc de Ja Rule et Irv Gotti. C’est d’ailleurs l’auteur d’Always on Time qui le premier va l’affubler de son surnom si particulier.
Fan du morceau Blood Pressure des LOX, Karrine aime à répéter en effet la ligne de Jadakiss « Got a chick named Super-head/She give super head » – pour les non-anglophones « head » est un synonyme de « pipe ».
Si dans au départ, le sobriquet est réservé à leurs moments d’intimité, rapidement la belle se fait connaître comme ça dans le milieu, elle qui jamais ne se montre timide lorsqu’il s’agit de faire plus ample connaissance avec un type riche et connu.
Les HipHopLeaks
Bien que Karrine Steffans vive la vie de vixen à plein temps, elle est cependant loin d’être l’une des filles les populaires du rap. L’onde de choc n’en sera ainsi que plus grande lorsque sort Confessions of a Video Vixen.
Dans un monde où n’existe encore ni réseaux sociaux, ni émissions de télé-réalité et où les rappeurs ne sont pas encore des people comme les autres, elle est celle qui dévoile les dossiers les plus intimes façon #MeToo et #BalanceTonPorc.
Non contente de mettre à jour les coulisses peu reluisantes du rap (rémunération au black, cadeaux en nature…), elle liste ouvertement les noms de ses amants, peu importe que ces derniers soient en couple ou mariés – DMX, Xzibit, Usher, Mos Def, Bobby Brown sont ainsi mentionnés, mais aussi des personnalités du monde du spectacle comme Chris Rock, Fred Durst ou Vin Diesel.
Mieux, enfin pire, Steffans assortit son name dropping d’anecdotes et de considérations pas toujours des plus flatteuses.
À la lire, Dr. Dre et Puff Daddy seraient très moyens sous la couette, Ray J n’était à l’époque pas grand fan du cunnilingus, Timbaland aurait beau avoir été gâté par la nature, il se débrouillerait comme un manche, etc.
Plus scabreux, elle révèle qu’Ice T a été son mac, qu’Irv Gotti l’a faisait tourner à ses potes et aux journalistes, ou que Shaquille O’Neal s’est un jour pointé chez elle sans la connaître pour lui acheter des meubles à sa taille afin qu’il puisse passer chez elle lorsque l’envie lui prendrait.
Avec de tels scoops, le nom de Karrien ‘Superhead’ Steffans est dans toutes les conversations, et ce d’autant que la campagne de promotion est l’occasion pour elle d’en rajouter une couche, l’ex groupie dégainant même la carte du féminisme sur le plateau du plus prestigieux talkshow de la télé des États-Unis, celui du Oprah Winfrey.
Kiss and tell
Si Steffans ne voit pas d’inconvénients à jeter impunément en pâture la vie privée de ses conquêtes, nombreux sont ceux qui prennent mal la chose.
Tandis que côté rappeur beaucoup préfèrent la jouer comme s’ils n’avaient rien vu, rien entendu plutôt que de risquer se faire outer encore un peu plus, ce sont ses anciennes collègues de travail qui vont se faire les plus vindicatives.
Outre l’accuser du fait de se faire passer pour plus importante qu’elle ne l’a été, elles pointent du doigt que ses choix de « carrière » ne regardaient qu’elle, que rien ne l’obligeait à accepter à la chaîne les promotions canapé et qu’en aucun cas elle ne peut être considérée comme représentative de toutes les autres filles.
Il est vrai que si toutes ne sont pas des oies blanches, à leur décharge force est de constater qu’après le livre, le terme vixen tombe en désuétude pour être remplacé par celui nettement moins flatteur de « video hoe ».
Karrine Steffans elle n’en cure et décide de continuer d’exploiter le filon en écrivant deux suites The Vixen Diaries et The Vixen Manual: How to Find, Seduce & Keep the Man You Want, toutes deux également classées dans les liste des meilleures ventes du New York Times.
Là encore, les révélations sont au rendez-vous (Lil Wayne ou Method Man ont droit à leurs paragraphes), mais aussi les comparatifs, miss Superhead s’adonnant à une nomenclature de la taille des engins des uns et des autres.
[Pour les curieux sachez que Ludacris décroche la médaille d’or. Et pour les encore plus curieux, le palmarès est à découvrir ici.]
En 2008, Steffans va toutefois commencer à changer son fusil d’épaule. Auteure reconnue, elle lance alors sa propre société d’édition, ses six livres suivants tenant désormais plus du développement personnel que du recueil de potins, quand bien même les titres se veulent des plus explicites (Drink Fuck Sleep en 2012, How To Make Love to a Martian en 2013…).
En 2011, Steffans va même jusqu’à renier son sulfureux passé en affirmant avoir fabriqué un personnage, et admettant entre les lignes avoir quand même pas mal affabulé toutes ces années.
Info ? Intox ? À la limite, peu importe, et ce d’autant plus que lorsque l’ex groupie refait parler d’elle, la thématique est toujours la même : là une rime hommage de Lil Wayne sur ses lèvres légendaires, ici son aveu d’avoir été la fameuse Becky (la maîtresse de Jay Z dénoncé par Beyoncé dans l’album Lemonade Ndlr)…
Un peu comme ces courtisanes présentes à la cour des rois, Karrine Steffans est de celles qui entre mythes et fantasmes ont fait la grande histoire en participant à la petite.
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