Avec la série « Ce jour où… » Booska-P revient sur ces anecdotes de plus ou moins grande importance qui ont marqué l’histoire du rap. Aujourd’hui place à ce jour où le jeune Crip a manqué de voir sa carrière se terminer aussi vite qu’elle avait commencée….
Au motif de l’objectivité, les rappeurs se doivent-ils de retranscrire leur environnement au plus près de la réalité quitte à choquer les bonnes âmes ? Ou au contraire, en vertu de l’exemplarité, se doivent-ils de filtrer leurs textes afin de ne pas encourager certains comportements ?
Quand dans le premier cas, grand est le risque de donner dans la surenchère, dans le second, c’est celui de l’autocensure qui se fait sentir.
Si aujourd’hui le débat est plus ou moins clôt (tout le monde ayant plus ou moins admis que rap et spectacle vont de pair), au début des années 90, c’était loin de l’être cas.
En cause la montée en puissance du gangsta rap, une sub-culture qui mettait crûment en scène toute une culture de la violence (guerre des gangs, culte des armes à feu et autre misogynie exacerbée), non sans être accusée de la glorifier.
Au cœur des échanges, un label cristallisait toutes les passions : Death Row Record.
Fondé par le génie des studios Dr. Dre, mais aussi et surtout par le menaçant Suge Knight, Death Row avait dans un premier temps failli s’appeler FutureShock, avant que Knight ne décide d’opter pour ce nom beaucoup plus funeste histoire de mettre en lumière le lourd passé judiciaire de chacun de ses membres.
En effet là où les Niggers With Attitude bien que considérés comme les pionniers du genre n’étaient pas des plus à l’aise avec le terme gangsta rap (ils lui auraient préféré celui de « reality rap »), celui que l’on va très vite surnommer « l’homme le plus dangereux de la musique » décide lui d’embrasser pleinement cette appellation : Death Row propose du rap de gangsters rappé par des gangsters.
Bien qu’évidemment aucun des artistes du roster ne soit à proprement un voyou au sens strict, leurs profils tranchent tout de même singulièrement avec ceux croisés dans le rap, chacun affichant un casier généralement des plus achalandés – Suge Knight en tête.
Et parmi eux, il en est un grand échalas qui attire sur lui tous les regards : Cordozar Calvin Broadus Jr. alias Snoop Doggy Dogg.
Repéré par Dre en 1991, cet ancien dealeur de Long Beach (il cumule trois condamnations en la matière) est depuis sa pluie de guests sur The Chronic vu comme l’étoile montante de la côte ouest.
Reste qu’outre ses talents certains derrière un micro, il est un évènement qui va le propulser tout en haut de l’affiche à quelques semaines de la sortie de son premier album Doggystyle : son inculpation pour complicité de meurtre.
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Los Angeles, le 25 août 1993. Alors que Snoop passe l’après-midi posé chez lui dans son hood en compagnie de ses lascars, une altercation se fait entendre à la fenêtre de son appartement.
Son garde du corps McKinley ‘Malik’ Lee descend aussi sec au pied de l’immeuble pour tirer les choses au clair et découvre qu’un groupe de gang members est en train de se disputer avec l’un de leurs amis, un certain Sean Abrams. Les deux camps finissent néanmoins par se calmer, chacun repartant vaquer à ses affaires.
L’incident n’en reste cependant pas là.
Plus tard dans la journée, tandis que Snoop, Lee et Abrams se baladent en jeep près d’un parc dans les environs, ils tombent face à ce même groupe de gang members.
Si à partir de là les témoignages diffèrent sur le déroulement des faits, toujours est-il que quelques minutes plus tard Phillip Woldemariam, un immigré éthiopien âgé de 20 ans est retrouvé mort gisant dans son sang.
Unanimement reconnu comme l’auteur des coups de feu, Lee est inculpé de meurtre au premier et au second degré, tout comme Broadus et Abrams (ce denier sera toutefois acquitté avant la tenue du procès).
Pour l’accusation, il ne fait aucun doute que cet acte qui trouve ses causes dans la rivalité entre le gang des Rollin’ 20 Crips (Snoop) et celui des Yerself Hustlers (Woldemariam) ait été prémédité – et ce d’autant plus qu’il se murmure que la victime aurait déjà eu maille à partir avec le rappeur peu de temps auparavant, la rumeur voulant que Woldemariam ait menacé d’une arme Snoop lors d’un tournage de clip.
Le trio s’empresse alors de prendre la poudre d’escampette.
Leur cavale prend fin une semaine plus tard, le 2 septembre, lorsque le Grand Chien se rend aux autorités au sortir des MTV Video Music Awards, non sans avoir juste auparavant remis un prix devant l’Amérique entière (!).
Il est toutefois libéré le lendemain et placé sous surveillance en échange d’une caution fixée à un million de dollars.
[McKinley Lee n’a lui pas cette chance : le juge lui refusant toute possibilité de sortie, il passe dix-huit mois en détention dans l’attente du procès.]
Un coup de publicité sans pareil
À partir de là, c’est peu dire que l’agitation médiatique va prendre un tour nouveau, ce fait divers devenant le prétexte idéal pour faire le procès du rap et de tous les fléaux dont il serait responsable à lui seul.
Malheureusement pour tous les journalistes et politiciens qui espéraient là ostraciser le Crip en le dépeignant comme l’ennemi public numéro un (et même comme un « evil bastard »), c’est tout l’effet contraire qui va se produire.
Non seulement l’avalanche de presse négative autour de sa personne renforce comme jamais sa crédibilité de rue, mais elle ne fait que décupler l’attente autour de la sortie de son premier album prévue pour le 24 novembre.
Résultat, quand Doggystyle arrive dans les bacs, il s’en écoule 802 858 copies en première semaine, soit le plus gros démarrage jamais enregistré pour un artiste débutant.
De son côté, Death Row n’hésite pas à jeter de l’huile sur le feu à capitaliser au maximum sur cet évènement tragique.
En octobre de l’année suivante, Murder Was the Case, l’un de titres phare du disque est ainsi clippé sous la forme d’un court-métrage long de 18 minutes et commercialisé autour d’une bande originale.
Le scénario ? Comme une alternative à sa confrontation avec Phillip Woldemariam, Snoop tombe sous les balles après avoir été pris à parti par une bande rivale…
Mieux, lors des MTV Video Music Awards, il vient rapper en live Murder Was the Case entouré d’une chorale tandis qu’il débarque sur scène sur une chaise roulante et conclut sa performance en répétant « Je suis innocent ! ».
« Fuck the police »
Si hors tribunaux tout va pour le mieux pour le Dee-ho-deuble-dji, il risque néanmoins très gros lors de son procès à venir, l’accusation ayant bien décidé de faire de son cas un exemple.
Snoop fait alors appel à l’avocat le plus célèbre du pays, celui qui s’est taillé une réputation d’invincibilité dans les tribunaux depuis ce jour où il a fait innocenter O.J. Simpson d’un double meurtre dont tout l’accusait : Johnnie Cochran.
Ainsi dès le début des audiences le 27 novembre 1995, la défense se concentre non pas sur les faits en eux-mêmes, mais comme avec Simpson, sur le comportement de la police de Los Angeles.
Pointé du doigt pour sa négligence dans la tenue de l’enquête (des pièces à conviction clefs comme la chemise de la victime, une balle ou encore une douille ont été perdues), le LAPD voit également tout son travail préliminaire mis à mal quand bon nombre des 24 témoins convoqués à la barre se révèlent peu dignes de confiance.
David Kenner, l’avocat qui représente Snoop lors des débats, met à jour toute une série de contradictions et d’approximations, à commencer que contrairement à ce que prétendent ses amis, Phillip Woldemariam était bel et bien armé lors de l’altercation qui lui a coûté la vie.
C’est d’ailleurs en raison du pistolet qu’il a exhibé à sa ceinture que McKinley Lee a fait feu depuis le siège passager de la Jeep conduite par Snoop.
Là encore la défense perd en crédibilité en arguant que la victime, touchée au dos et au fessier, n’a pu être abattue que par-derrière, là où les expertises en balistique mettent à jour que les balles ont atteint Woldemariam latéralement.
C’est donc sans réelle surprise que le 20 février 1996 le jury déclare, après quasiment trois mois de débats à sens unique, le rappeur et son garde du corps innocents de toutes charges d’homicide volontaire.
Les accusations d’homicide involontaire sont également levées, les jurés n’ayant pas réussi à se prononcer sur ce point. Mise en déroute, la justice californienne refuse de poursuivre à nouveau Lee et Broadus.
Une plainte au civil à hauteur de 25 millions de dollars sera tout de même remplie dans la foulée par la famille de Woldemariam avant qu’un accord soit trouvé entre les deux parties hors tribunaux.
La naissance du nouveau Snoop
Sitôt le verdict tombé, Snoop Dogg accorde dans les instants qui suivent une interview exclusive à MTV dans laquelle il ressort la chaîne Death Row cachée sous sa chemise tout au long des audiences.
S’il renouvelle là son allégeance à sa « famille », il n’empêche qu’il finira par se sentir de moins en moins à l’aise au sein d’un label qui défraye en continu la chronique judiciaire.
Entre le départ de Dr. Dre au mois de mars suivant, la mort de 2Pac en septembre et l’accueil mitigé reçu par son second essai Tha Doggfather qui sort en novembre, il comprend tout intérêt qui est le sien à mettre un terme à cette spirale de négativité.
De plus en plus entertainer et de moins en moins gangsta rappeur, l’ex cauchemar de l’Amérique conservatrice entame alors sa mue jusqu’à devenir ce personnage aimé de tous qu’il est désormais aujourd’hui.
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