Oubliez un instant autotune et autre mumble rap pour parler kickage en bonne et due forme…
Au tout début du rap (bien avant internet, le streaming et les tatouages sur le visage donc), le combo de référence se composait d’un MC et d’un DJ. Loin d’être le plus star des deux, le premier se contentait d’ambiancer les soirées animées par le second.
Ce rapport s’est ensuite inversé quand le rap a franchi la porte des studios d’enregistrement. La maîtrise des platines s’est alors mise au service du micro, l’instrumentale est désormais l’écrin qui met en valeur les rimes du rappeur.
Musique festive s’il en est, le hip hop ne fait alors pas du texte sa valeur première : plus encore que ce qui est dit, c’est la façon dont on le dit qui importe.
Là où un chanteur s’applique à construire et interpréter une mélodie, le rappeur lui doit par son débit transcender le texte. Très vite, ce qui plus tard sera appelé le flow devient ainsi le critère fondamental qui permet d’évaluer un morceau, le critère qui vient hiérarchiser le talent des emcees.
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La révolution Rakim
Longtemps, l’idée a été d’insuffler un maximum d’énergie sur le beat. De Public Enemy à LL Cool J en passant par KRS-One et Run DMC, chacun scande ses textes sur la base d’une même intonation, de la sorte que chaque couplet (voire chaque morceau) sonne peu ou prou identique.
C’est alors que surgit dans les bacs ce 7 juillet 1987 l’album Paid in Full d’Eric B. et son compère Rakim Allah.
A contrario de ses homologues, Rakim reste étonnamment calme et posé sur le beat. Influencé par sa pratique du saxophone, il joue avec la syntaxe, mélange ses rimes, transforme des noms en verbes, déconstruit les phrases, introduit les rimes internes dans ces textes… Le monde découvre une grammaire qui se fait musicale.
À compter de cet album, l’histoire du rap se divise en deux : avant Rakim et après Rakim.
Une définition du flow impossible à donner ?
Cela peut paraître paradoxal, mais il n’est pas possible de donner une définition claire et précise du flow.
En théorie pure, une même phrase peut être rappée de toutes les manières. Le flow serait donc à séparer complètement du texte et de ses qualités littéraires intrinsèques. En théorie toujours, un rappeur doté d’un très bon flow pourrait donc raconter ce qu’il veut, et même n’importe quoi (« blablabla »), et délivrer au final une performance de haut vol.
Dans la pratique en revanche, la frontière se brouille pas mal puisque la musicalité des mots n’est absolument pas indépendante de la structure des rimes. C’est notamment cette interaction avec la musique qui pousse bon nombre de rappeurs à commencer à écrire leurs lyrics seulement une fois l’instru choisie.
Considérée ici comme un instrument parmi d’autres, le flow s’apprécie dans un tout – raison pour laquelle loin de rendre justice aux rappeurs, l’exercice de la citation brute tombe toujours ou presque à plat.
Les critères techniques pour juger du flow
Tordons ici le coup à deux idées reçues : non rapper ce n’est pas juste parler sur de la musique, et non rapper bien ce n’est pas forcement rapper vite. Plus pertinents, voici trois critères à prendre en compte :
1) Rapper en cadence avec le beat. Qu’il soit lent ou rapide, le flow doit épouser le rythme du morceau. Si cela vous paraît abstrait, (ré)écoutez le duo I’ll Hurt You d’Eminem et Busta Rhymes.
2) Soigner sa diction. Rien de pire que de saborder un texte en le transformant en purée de voyelles et de consonnes.
3) Contrôler sa respiration. Un souffle mal maîtrisé donne l’impression de forcer sa voix et diminue l’impact des fins de phrases. Ou quand tenir la mesure tient de la course de fond.
Quid de l’intonation de la voix ?
Comme pour les chanteurs, le timbre de voix joue pour beaucoup, la nature se chargeant de doter chacun de telle ou telle tessiture (voir chacun à l’opposé du spectre LIM et Joey Starr).
En réalité ce qui compte le plus c’est ici l’intonation, soit la manière dont sont accentuées ou pas les syllabes. Une même phrase (par exemple « I can’t wait to see you ») peut vouloir dire jusqu’à cinq choses différentes suivant les fluctuations de voix utilisées.
Dans le rap, cela donne d’un côté l’animalité d’un DMX (du temps de sa gloire), et de l’autre la technicité d’un Notorious BIG (du temps où il était vivant).
Autre exercice intéressant : comparer des rappeurs qui ont la même voix à la Ma$e et Fabolous ou à la Action Bronson et Ghostface Killah.
Et puis comment ne pas mentionner ici les Bone Thugs-n-Harmony, ce quartet de Cleveland qui a poussé la musicalité du flow dans ses derniers retranchements jusqu’à flirter avec le chant. Ce phrasé ultra cadencé qui a bâti leur renommée fut d’ailleurs accusé de nuire à la clarté des paroles.
Un reproche qui, évidemment, ne manque pas de sens (cf. plus haut), mais qui de notre côté de l’Atlantique peut être fortement à nuancer. Après tout, ne pas saisir le sens des mots n’empêche aucunement de se laisser porter par le flow, les paroles freinant parfois cette approche plus intuitive de la musique.
[Une pensée ici pour tous ceux qui ont tiré la grimace en traduisant pour la première fois les textes de gangsta rap…]
Les rimes
L’écriture dans sa forme joue un rôle primordial à l’oreille. Trois facteurs principaux rentrent ici en compte : les mots utilisés pour rimer, le nombre de mots utilisés et comment ces mots interagissent entre eux.
Ces schémas rythmiques s’articulent ensuite avec la nature des rimes utilisées (combien de rimes par mesure, rimes mono- ou multi-syllabiques, où se placent-elles…) et celles des phrases (leur longueur, leur fréquence, le nombre de syllabes qui les composent…).
De là, il est possible d’analyser chiffres à l’appui les couplets de différents emcees (voir ce tableau comparatif), ou mieux de créer la formule dit de la densité des rimes (soit le nombre total de syllabes incluent dans la rime divisé par le nombre total de syllabes) – et à ce petit jeu les champions du game US se nomment MF Doom avec 44% de densité, Cam’ron (41%) ; Big Pun (40%), Eminem (38%) ou encore Fabolous, (36%).
Au-delà du flow point de salut ?
Reste que compilations statistiques mises à part, le rap relève de l’art et non de la science. Le facteur humain n’est donc pas à négliger.
Qui oserait qualifier 2Pac et Kanye West de rappeurs moyens ? Techniquement pas des plus spectaculaires (et ne parlons même pas d’Easy-E ou de Dr. Dre), ces rappeurs compensent leurs « lacunes » par une présence et un charisme hors du commun derrière le micro.
La personnalité de Tupac, son message, sa hargne débordent largement de la simple évaluation technique.
Revers de la médaille, c’est aussi cette subjectivité qui permet à certains rappeurs de connaître le succès malgré leurs piètres capacités derrière un micro…