A l’occasion de son projet « L’Esquisse III », la Marseillaise s’est confiée à Booska-P. L’occasion de causer de ses influences, de son militantisme et de ses origines.
Faire les choses jusqu’au bout, voilà une chose qui colle à Keny Arkana. Ainsi, elle a bouclé la boucle de sa série L’Esquisse avec un troisième volet dévoilé ce vendredi 2 juin. De quoi s’imposer encore un peu plus comme l’artiste à suivre dans un rap transformé en véritable course. Celle qui déclare avoir son propre couloir est ici pour passer le témoin en rimant sur un monde qui tangue. De l’Argentine, jusqu’à Marseille en passant par le Queens, Keny s’est confiée comme jamais à Booska-P.
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Marseille, c’est un vivier. Dans le rap français il y en a pour tous les goûts, mais à Marseille c’est particulier.
T’as surtout des personnes avec leur identité propre, avec leur style à eux. Par exemple, dans mon morceau « de l’Opéra à la plaine » je rassemble les MC’s de mon quartier, donc pas toute la ville mais seulement mon secteur, t’en a pas un qui rappe comme l’autre. Chacun a son identité vocale, son propre flow, son propre univers. Et ça c’est un truc à souligner. Effectivement, ailleurs à Paris ou même à New-York, t’as un style par quartier où chacun rappe un peu pareil… A Marseille il y a ce truc où les gens rappent différemment. Tu pouvais le voir chez la Fonky Family, dans PSY4 de la Rime, etc… Ici chacun creuse son identité et c’est ça qui est beau. Quand tu écoutes « de l’Opéra à la Plaine », tu n’as pas l’impression d’écouter le même MC tout le long. Marseille c’est plein de couleurs différentes.
Justement en parlant de couleur, ton histoire personnelle, c’est aussi celle du métissage. C’est ce que nous a confié Médine en parlant de toi. Le fait d’être d’origine argentine c’est ce qui te pousse au combat?
Je n’avais jamais mis les gènes en relation avec ça (rires). En même temps, j’ai même pas l’impression d’avoir une double culture, mais plein d’autres. A Marseille, quand j’étais enfant, on me prenait pour une algérienne. Du coup j’ai vécu les insultes racistes à l’école aussi. Petite, je croyais même que les argentins étaient des arabes. Marseille c’est une ville métissée, où tout le monde vit ensemble. On voyait tous la culture de l’autre. On est pas ghettoisé comme ailleurs, avec des blocs de telle ou telle nationalité. Nous, dans notre génération, on ne s’est jamais posé la question, on était Marseillais avant tout et même si on avait des origines sénégalaises, algériennes, italiennes, corses ou ce que tu veux. Le mélange des cultures, on trouvait ça beau sans même s’interroger. On kiffait traîner ensemble, aller chez les uns et les autres. Après, pour revenir à la question, si le métissage rend plus combatif, je ne sais pas.
Justement, dans ton projet, l’esquisse III tu dis « la rébellion est dans nos gènes »…
En tout cas, le combat, c’est pas un truc qu’on s’est fabriqué. On naît comme ça, c’est clair.
J’ai arrêté l’école à 12 ans et ma lecture du monde a changé avec la crise en Argentine. J’ai voulu comprendre ce qu’il se passait
Mais du coup, l’Argentine c’est le point de départ de ton militantisme?
Totalement, l’envie de militer, ça vient plus de l’Argentine que de la France. J’ai arrêté l’école à 12 ans et ma lecture du monde a changé avec la crise en Argentine. J’ai voulu comprendre ce qu’il se passait. Je crois que quand tu creuses un peu et que tu comprends ce qu’il s’est passé, t’as une vraie lecture de la politique mondiale, de celle de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), etc. L’Argentine, c’est vraiment une des premières victimes du capitalisme dans les années 2000. Moi c’est peut-être là que j’ai forgé ma conscience militante. Grâce à ça, mais aussi grâce aux discours du commandant Marcos, le leader zapatiste (mouvement révolutionnaire mexicain).
Ces dernières années, je suis resté beaucoup de temps là-bas, chez les zapatistes, etc. Cela va faire dix ans que j’y vais régulièrement. La dernière fois, j’étais invitée pour un projet de trois semaines et au final j’y suis restée un an (rires). Sans les luttes sud-américaines, le zapatisme et les piqueteros (acteurs des mouvements sociaux en Argentine), je n’aurais pas connu le militantisme en France. C’est en 2007, avec mon collectif, lors d’une tournée d’assemblées populaires, qu’on a essayé de rassembler les gens. C’est là que j’ai commencé à connaître les mouvements en France, Europe. Grâce à la musique, j’ai pu me produire en Grèce, pendant les émeutes, à Copenhague (Danemark) lorsqu’il y avait encore Christiana (quartier « libre » de la capitale, lieu de convergence des luttes).
Inévitablement, dès que tu sors dans les bacs, cela résonne malheureusement dans l’actualité. « Etat d’urgence » sort l’année dernière dans un contexte difficile et aujourd’hui « Esquisse III » arrive juste après les élections…
La différence entre 2002 et 2007, c’est qu’aujourd’hui on s’y attendait. On a eu dix ans de sarkozysme, ce qui a propagé les idées d’extrême droite. Avant d’être président, il avait déjà commencé la répression lorsqu’il était ministre de l’intérieur. Quand tu popularises des idées comme ça, que tu surfes dessus… Quinze ans après tu te retrouves avec des gens qui disent que le Front National est un parti comme un autre. Mais non, il faut savoir que partout dans le monde, dès que l’extrême droite est passée, cela a coïncidé avec une épuration, qu’elle soit sociale, raciale, religieuse ou intellectuelle. Il n’y a pas un contre exemple. Si Marine Le Pen ne se décrit pas comme raciste, elle reste entourée de mecs qui sont là depuis 50 ans, qui ont torturé des gens pendant la guerre d’Algérie, etc… Cette meuf, si jamais elle arrive présidente, c’est avec des gars comme ça qu’elle va gouverner. Et ça les gens ne s’en rendent pas compte.
Lino nous a dit qu’il te considérait comme la dernière des Mohicans, t’en penses quoi?
C’est important de garder ton identité. Tu peux t’actualiser, te moderniser, mais aussi garder ton ADN et ta sensibilité. C’est peut-être pas le cas de tous les anciens. Lino fait partie de ceux-là. Tu l’écoutes, tu sais que c’est lui. Il parle à tout le monde. D’autres anciens ont pu se perdre un peu en route. Les « derniers des Mohicans » pour moi, ça signifie « derniers gardiens du temple ». Moi j’ai un peu des principes à l’ancienne, dans ma vie à moi notamment. Des principes de rue comme la loyauté, la parole, la famille.
A la base il faut se dire qu’on fait de l’art et pas de la compétition ou du sport
Dans « Esquisse III », il y a le morceau « Tu m’as trahi » où il est exclusivement question de ça, des valeurs.
Oui totalement. Et si je suis comme ça, c’est parce que ce sont aussi les valeurs de mes grands, plutôt que celles de ma propre génération. Pour moi, même en tant que MC, l’authenticité c’est un truc qui est super important. Là on est dans une époque où justement, l’authenticité c’est le dernier des paramètres. Le fait d’être authentique, c’est devenu presque ringard, has been. Mais non, que ce soit dans le rap ou dans la vie, ça compte. Une vie, ça passe vite, si c’est pour vivre à l’ombre de soi-même ça ne sert à rien. Dans le rap c’est pareil, aujourd’hui c’est la course. On dirait qu’il faut sortir un album tous les six mois pour ne pas être oublié. Mais si t’es toi-même, tu ne peux pas être remplaçable. Les gens zappent si tout le monde fait la même chose. Moi je pense plutôt qu’on a chacun notre couloir. Moi j’ai de la chance, je suis seule dans le mien (rires) ! A la base il faut se dire qu’on fait de l’art et pas de la compétition ou du sport.
Il y aurait un côté moins consommation Fast Food… Après je comprends, les petits ont envie de faire des sous, de sortir des trucs. Plus ils en sortent, plus ils font des sous. C’est un concept quoi. Je sais que de mon côté j’essaye de faire humblement des trucs intemporels. Des choses que tu peux écouter dix ans après sans que cela vieillisse dans le discours. Après musicalement c’est sûr qu’ il y a des choses qui peuvent vieillir. Quand il y a du fond, tu peux écouter sans problème les premiers albums d’Arsenik, de la FF, d’IAM… Quand c’est vrai ça reste actuel, ça traverse le temps.
Quand tu dis que t’es la seule dans ton couloir, c’est comme quand tu sors « mon rap est orphelin ».
Il faut dire que je n’ai pas vraiment d’exemple dans le rap. Le Rat Luciano par exemple, ça a surtout été un exemple humain. Des Médine, des Lino, ce sont des mecs que je respecte tarpin, mais à l’heure actuelle je n’ai pas de parents dans le milieu. J’ai tracé ma route comme ça.
Tu penses que ton rap aura une descendance?
Musicalement j’en sais rien, mais c’est vrai que je croise des jeunes qui me disent « j’ai grandi avec ta musique » ou « j’ai découvert ça avec ton rap ». Moi j’ouvre des fenêtres. Après, savoir s’il y a un MC qui va reprendre le flambeau j’en sais rien.
Essayer de rassembler des milieux qui ne se connaissent pas, c’est aussi ça le métissage. Moi je suis à l’aise de partout, dans mon quartier comme chez les zapatistes
Et sur l’aspect militant, du monde pour prendre la suite ?
Côté militantisme c’est sûr. Faut savoir que quand on a commencé à militer avec la rage du peuple, les gens ne pouvaient pas comprendre qu’on ne fasse pas parti d’un syndicat ou d’un organe politique. Mille fois on a essayé de nous récupérer. Je me rappelle que pendant les manifestations contre le CPE, on allait directement à la mairie avec le camion des Winners (groupe de supporters de l’OM). Les jeunes de quartier préféraient nous suivre, plutôt que suivre les syndicats. On a remué le terrain et fait des actions. Au final, le nouvelle génération qui milite, c’est impensable qu’elle soit encartée. Ce sont des nouvelles manières de lutter. Les gens n’ont plus besoin de leaders et de bien pensants qui leur disent quoi faire. On peut dire que la rage du peuple a un peu forgé des idées. On a fait le lien entre les milieux anarcho-autonomes et les quartiers. Essayer de rassembler des milieux qui ne se connaissent pas, c’est aussi ça le métissage. Moi je suis à l’aise de partout, dans mon quartier comme chez les zapatistes.
Ta musique et des actions contribuent à faire du lien à une époque où on colle des étiquettes sur le dos de tout le monde.
Oui, faut sortir des étiquettes, faut faire du lien car on est simplement des humains. Moi je suis arrivée à un moment où tous les médias me voyaient comme « l’anti Diams ». Les gens sont obligés de te mettre dans des cases pour s’y retrouver. Moi j’ai l’étiquette alter-mondialiste collée depuis 12 ans. On dirait que je ne suis pas une artiste… Mais moi à la base je suis une MC. A 12 ans je posais mes trucs, j’ai bossé sur mes vinyles, mes maxis. Ma conscience politique est arrivée plus tard. Ce qui m’a poussé au rap, c’est mon vécu.
En parlant de rap pur et dur, Médine nous a dévoilé que tu plierais tout le monde si tu faisais de l’egotrip !
Je vois ce qu’il veut dire (rires) ! Mais ce n’est pas trop mon truc. Après je peux faire des freestyles, mais je n’ai pas un égo assez démesuré pour faire dans ce genre-là. Sinon j’adore trouver de nouveaux flows. Bosser sur de nouvelles manières de poser, un autre débit, je kiffe. Cela me vexe quand j’entends des gens dire « Keny elle rappe toujours pareil ». Dans ce cas-là faut écouter « Capitale de la rupture », « J’ai osé », etc… Moi je m’adapte. J’aime la recherche. Je ne suis pas du genre à poser un discours politique sur une instru, ça passe par un prisme émotionnel. Pour parler de la crise en Argentine, j’ai choisi le personnage de « Victoria », ça reste de l’humain. Je me sens pas du tout politicienne. L’egotrip on va dire que ça ne fait pas partie des trucs qui m’ont touché dans le rap, à la base.
Qu’est-ce que t’as kiffé dans le rap à tes débuts?
Moi à la base, je suis très Queens Bridge, beaucoup Nas aussi. Après en rap français j’ai été éduquée par NTM, Assassin, les Sages Po, la bande originale de La Haine… IAM j’ai vraiment accroché à partir de l’école du micro d’argent. Sinon la FF à fond avec le Rat Luciano. Il s’agit de différentes époques, mais ce sont des trucs qui marquent. Il y a Ladea qui sort aussi son album le 2 juin, elle déchire. Faut savoir qu’on n’est pas en concurrence, je trouve qu’elle rappe super bien. Elle déchire.
Après « L’esquisse III » qui annonce un prochain album, t’as d’autres projets?
Faire des documentaires, c’est un truc qui me plaît. On avait fait un petit truc, « Marseille, capitale de la rupture » lorsque la ville avait été nommée capitale de la culture. J’aime bien l’aventure. L’envie est là.