Le streaming n’a pas seulement sauvé le rap, il l’a transformé !
Le streaming ne s’est pas contenté de mettre le rap français au cœur de l’industrie musicale, les rappeurs n’ont jamais été aussi convoités par les maisons disques. Il a aussi modifié la manière de faire de la musique, ou comment le contenant influence le contenu.
Fuck l’intro, place aux euros
MHD, qui faisait partie de nos rappeurs à suivre en 2016, avant d’être le prince de l’Afro-trap est surtout le roi des morceaux courts. Ses afro-trap ne durent, en moyenne, que 2 minutes 30 (mention spéciale pour la part 2 et ses 125 secondes). Une stratégie efficace puisqu’elle répond à un nouveau paramètre : le zapping (amplifié par l’impatience grandissante du public connecté). Avant, pour les artistes les plus mainstream, il fallait calibrer ses singles au format radio. Être le plus efficace et conformiste possible pour éviter que l’auditeur ne change de station. Maintenant, n’importe quel morceau présent dans une playlist streaming est sujet au même jugement, mais le jugement est encore plus impitoyable car la précision sur le nombre de zappings est au rendez-vous (grâce aux statistiques récoltées par les plateformes de streaming).
Pour éviter d’être zappé par l’auditeur, il faut être concis et ne pas lui laisser le temps de s’ennuyer avant la fin du morceau. Mais surtout, il faut très vite accrocher son attention. L’intro, délai entre le début de la chanson et la première syllabe, a chuté au fil des décennies pour les singles les plus populaires. Il fallait attendre en moyenne 23 secondes avant d’entendre la voix du chanteur dans les années 80. Aujourd’hui, 5 secondes d’attente suffisent. En passant au radar tous les afro-trap de MHD, on confirme que le rappeur du 19ème place une gimmick dès les premières secondes. Fini les mises en bouche musicales interminables, le plaisir n’est plus dans l’escalier, mais bien dès le rez-de-chaussée.
Finis les Hits, place aux Bangers
L’interview de Lacrim accordée à Booska-P à l’occasion de la sortie de son album Force Et Honneur détonne par la transparence de l’artiste sur sa « stratégie streaming ». Au détour de la conversation, Lacrim explique ne plus avoir besoin de faire de single avec le streaming. Il peut se contenter de faire des sons durs, comme Grande Armée ou Traîtres, et enchaîner les singles d’or. Internet a changé la donne sur ce point, les algorithmes n’ont pas de « considérations morales ». Ce ne sont plus des programmateurs radios qui doivent juger si le son sera efficace, tout en ayant un discours acceptable pour ne pas faire fuir ses annonceurs, mais des chiffres neutres qui ne mentent pas. Si un morceau plaît, ses vues vont augmenter et il montera dans toutes les grosses playlists, entraînant un cercle vertueux.
On peut certes citer l’exemple de Lacrim qui a enchaîné les singles sans concessions, ou encore celui de SCH qui est revenu avec des morceaux très sombres, carocolant dans les tops streamings, après un accueil mitigé des singles issus de l’album Anarchie. Mais avant eux, Alonzo avait parfaitement compris ces codes avec ses bangers (lire : Alonzo nouveau roi du Sud). Sans soutien radio, il a reconstruit sa carrière autour de titres street comme Le Belle Vie ou l’exceptionnel « Finis-Les ». Un titre qui, sans soutien radio, « a fait vivre sa famille et celles de son équipe pendant des mois » comme il nous le confie dans sa Booska’Semaine. Un banger tellement fort qu’il explose les compteurs de vues YouTube, lui permet d’enchaîner les showcases et générer des dizaines de milliers d’euros. Avec le streaming, il est possible de rentabiliser ces bangers (hits de rue, sans concessions), les artistes ont une alternative à la SACEM des radios plus policées.
Des albums longs avant la fin du genre
Un dernier enseignement très important de l’interview de Lacrim : la durée des albums. Avant l’arrivée du streaming, un album « LP » (Long-Pièce, soit plus de 10 titres) générait autant qu’il fasse 11 titres ou 19. Avec l’augmentation des rythmes de sorties, on avait même assisté à une diminution du nombre de titres par album. Quelle logique de livrer un album avec 19 titres lorsque l’on sait qu’il va être passer de mode au bout d’un mois, et qu’il faudra en sortir un nouveau dans 12 mois ?
Mais avec le streaming, l’artiste n’est plus rémunéré par album, mais par titre. Plus l’album comporte de titres, plus le chiffre d’affaires sera élevé. Et même si on observe une chute du nombre d’écoutes au fur et à mesure des morceaux (de l’ordre de 50% entre les premiers et les derniers pour l’album de Lacrim), ces morceaux supplémentaires augmentent considérablement le montant généré par l’album. Pour ne pas trop « lasser » les auditeurs, il suffit de faire plein de morceaux courts, les écoutes sont calculées à partir de 30 secondes.
Attendons-nous au retour des albums longs, avec sûrement quelques titres de remplissage, dans les prochains mois. Les chiffres de ventes de Force et Honneur vont créer une nouvelle tendance. Tendance probablement éphémère, le format album est lui aussi sur la sellette. Si on observe la stratégie de Booba depuis quelques mois, il délaisse le format album pour des sorties ponctuelles de singles, tous certifiés (d’or ou de platine). Si on se base sur le nombre d’écoutes Spotify, ces morceaux ont eu en moyenne beaucoup plus de succès que ceux de son album (pourtant sorti il y’a plus longtemps). En isolant les sorties, Booba est constamment présent et laisse à ses morceaux le temps de vivre sans qu’ils se fassent concurrence. Cependant le public, et surtout les médias, ne sont pas encore prêts à abandonner le format album, pour le moment.