Enquête dans la nébuleuse de l’artiste des Hauts-de-Seine à l’heure de la sortie de son deuxième album, » Vréel 2″. Rendez-vous avec des masques, de la sape et un imaginaire particulier.
« La plus grande victoire du diable a été de convaincre le monde qu’il n’existait pas. Et comme ça, il s’est volatilisé« . Voilà la dernière phrase du film Usual Suspect, monument des années 1990 qui aura consacré l’acteur Kevin Spacey. Dans ce long-métrage signé Bryan Singer, il est question d’un criminel dont on ne connaît pas l’identité, un certain Keyser Söze. Un type capable de tout, y compris d’embarquer avec lui bon nombre de spectateurs dans les salles obscures…
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Une fois n’est pas coutume, ce mythe cinématographique colle bien à un rappeur dont on ne sait rien ou presque, Kekra. Comme le personnage décrit plus haut, ce dernier a su fédérer autour de sa personne malgré un épais écran de fumée. A cette heure, nous ne connaissons ni son visage, ni son prénom et encore moins son nom, juste sa ville, Courbevoie. Rendez-vous donc avec un artiste qui opère masqué, entre le quatre-vingt-ze-dou, le Togo et le Japon.
Kekra, un cocktail haut de gamme
Notons tout de suite que Kekra n’est pas le diable décrit dans la première ligne de notre article. Mais comme lui, ce dernier a su troquer son véritable lui pour un pseudonyme et une dégaine singulière afin de mieux balancer son rap. Après plusieurs projets, les trois volets de ses mixtapes Freebase et son premier album, il revient dans les bacs avec un deuxième opus, le bien nommé Vréel 2. Impossible alors de faire l’impasse sur celui qui constitue peut-être le seul et véritable Keyzer Soze du game, à savoir un homme dont on ne connaît presque rien, mais dont tout le monde a écouté les sons. Devenir un mythe de la pop culture contemporaine tout comme le personnage d’Usual Suspect ? C’est peut-être le pari osé de ce dernier, qui aura réussi à imprimer plus qu’une silhouette ou un tube de l’été dans les têtes. Non, Kekra est le garant d’une véritable manière de penser, prompt à unifier plus qu’à diviser. On vous explique pourquoi.
Joindre l’utile à l’agréable, voilà ce qu’est parvenu à faire le rappeur. Si certains voient le rap comme un travail, lui n’est pas là pour faire de vieux os dans le game, la voix éraillée par des refrains chantés. Non, son optique est plutôt axée sur le fait de se faire plaisir et de faire plaisir. Lui s’est mis en tête de proposer son délire, uniquement son délire. Pas de tendances musicales préconçues ou de stratégies de masse pour cet artiste qui s’exprime peu. Vréel 2 est fidèle au bonhomme, qui ne s’éloigne guère de ses bases rapologiques. Tant mieux, car pour faire la guerre, le type est armé. A la prod, on peut ainsi retrouver de sacrés noms tels que Hi Stakes (qui aura collaboré avec Booba, lui aussi issu du 92, sur Validée) ou encore Double X. Le tout donne à entendre des morceaux à la fois lunaires, nébuleux et parfois carrément clubs, où l’humour et la mélancolie trouvent leurs places quelle que soit l’instrumentale.
Dans ses textes, l’inconnu débite à tour de bras des références aux jeux-vidéo du début des années 2000 (« Faut que je trace trace comme V-Rally, Que j’les frappe, frappe, frappe comme Mohammed Ali« – Sans Visage), à la chanson française (« Pas de plan pour aujourd’hui, Arabe Souchon sans son Voulzy » – Laissez-moi), mais aussi à la mode avec un grand M (« On a les yeux bridés, Yamakasi, Sapés Comme des Garçons comme les Murakami« – Hilguegue). Kekra est donc un mix d’influences sans limites. De quoi former un cocktail impactant, drôle et franchement en dehors des codes actuels du paysage Rap. Parfait pour envelopper ses histoires de bicrave et de rue d’un écrin plus soyeux qu’une belle pièce achetée chez Colette, rue de Rivoli à Paris. Une enseigne que notre rappeur connaît d’ailleurs parfaitement…
Hype, mais bien « Vréel »
Evidemment, pour en savoir plus sur l’homme qui se cache derrière le masque, nous avons enquêté du côté de ses proches. A la manière d’un Batman toujours bien sapé à la ville, Kekra aime avoir un coup d’avance sur ses adversaires. C’est ce que nous confirme Thomas, le réalisateur derrière le clip du titre Samosa, ami du rappeur depuis une dizaine d’années : « C’est quelqu’un qui aime la sape, mais les vrais trucs. Colette, il y allait bien avant tout le monde. En général, il arrive à capter les marques émergentes des mois avant les autres« . Pas pour rien, alors, qu’il déclarait mettre « des Balenciaga Runner pas de Zanotti » dans Pas Joli. L’homme sait de quoi il parle. A son panel stylistique, pas de combinaison pré-établie de poseur quelconque adepte du name dropping, mais bel et bien des influences asiatiques ou britanniques. Thomas abonde : « Dans un certain registre, certains vont dire qu’il est chéper. Mais c’est quelqu’un qui a son propre ADN. Un humain, tout simplement, mais aussi un artiste. Et naturellement, il va partager ses goûts personnels avec son public. Il va laisser des indices pour qu’on le suive« .
Parmi ces indices, on peut retrouver son fameux masque estampillé « BAPE » sur les forums de la toile, où ses auditeurs s’échangent les bons plans pour mettre la main dessus. Un masque fait pour ne pas nous contaminer de son flow ravageur, capable de clouer bon nombre de ses rivaux. Un acte à la manière de ce qui se fait au pays du soleil levant lorsqu’on est porteur d’un virus. Autre élément troublant, le venin de Kekra s’est tout de même propagé jusqu’au Bénin, où ses fans ont même créé des pages Instagram en son honneur. Franchir les frontières, un désir franc de la part de Kekra selon son pote réal : « Tous ses choix correspondent à ce qu’il est vraiment. Il n’y a aucune stratégie avec lui, s’il va en Thaïlande, au Japon ou au Togo, c’est parce qu’il kiffe ces pays« . Un passeport pour mieux se présenter, avec la musique comme tampon…
Malgré tous les éléments énumérés jusqu’ici, pas d’alter ego ou de double maléfique qui viendrait travestir une partie de lui-même. Cody Mac Fly, réalisateur et collaborateur régulier de Kekra, nous en parle simplement : « C’est un mec vrai ». Dans sa manière d’aborder le rap et ses clips, ce dernier identifie néanmoins un credo : « Ensemble, on suit la même ligne directrice, être créatif et original. Tout est fait très naturellement« . Suivre les désidératas de la vox populi, très peu pour lui selon Cody « Il est vraiment différent des autres rappeurs sur tous les points. Kekra a vraiment du talent. C’est le seul à proposer cette came musicale« . Thomas rajoute que Kekra est quelqu’un de « spontané et naturel » : « Vréel, ça vient aussi de là, ce n’est pas un concept. Kekra n’est pas un mec qui est dans la stratégie« .
Artiste masqué voué au succès ?
Disons qu’il est difficile d’être stratégique lorsqu’on est issu de Courbevoie, une ville qui n’est pas spécialement portée vers le rap. Kekra s’est forcément imprégné de l’ambiance de la bourgade des Hauts-de-Seine. Une ville qui compte des quartiers difficiles, mais aussi des baraques cossues. Un endroit où tout le monde se croise à un moment donné, parfait pour s’affranchir des barrières, une fois de plus. De quoi développer le côté « humaniste » du bonhomme selon son pote Thomas, « ses titres sont représentatifs d’un truc assez générationnel. Il faut se servir de la mondialisation dans le bon sens du terme. Faire dans la découverte« . Si la vie peut être dure, ce qu’il n’oublie pas de mentionner dans ces textes, le rappeur se situe dans la case de ceux qui peuvent en rire. Il faut dire qu’à la ville comme en cabine, le type « a toujours le bon mot ».
En somme, Kekra s’applique à dévoiler sa véritable identité track après track, le tout sans visage. Un procédé qu’on ne saurait que saluer, tant la formule fonctionne et pousse à la curiosité. Cody Mac Fly nous a ainsi confié avoir quelques anecdotes en stock sur le personnage. Des informations que nous n’auront pas le mérite de connaître, car elles doivent rester « confidentielles« . Parfait pour devenir un Kaiser du rap français à défaut d’un Keyser Soze ? On vous laisse décider s’il a la tête du bon suspect.