Avec la série « Ce jour où… » Booska-P revient sur ces anecdotes de plus ou moins grande importance qui ont marqué l’histoire du rap. Aujourd’hui place à ce jour où le « best rapper alive » a été mis à nu…
Lil Wayne est le premier à l’admettre : il vit dans son propre monde.
En campagne promotionnelle au début d’année dernière pour la sortie de son treizième album solo The Funeral, il l’a une nouvelle fois prouvé de la manière la plus éclatante avec toute une série de déclarations wtfuckesques qui l’auraient fait passer pour le dernier des boomers s’il n’était pas le rappeur le plus influent de sa génération.
Dans le désordre, il a tour à tour avoué avoir tout juste appris à envoyer un DM, avoir longtemps cru que 21 Savage était un groupe à lui tout seul, ou encore ignorer que Pusha T qui lui envoie piques sur piques depuis 15 ans lui en voulait !
Dans un registre similaire, on peut également se souvenir qu’en novembre 2016, quand interrogé sur le mouvement Black Lives Matter, il avait répliqué « ne pas se sentir connecté de près ou de loin à ce qui ne le concerne pas directement », lui qui quelques jours auparavant clamait « ne jamais avoir été confronté au racisme ».
Bref, le mec est clairement dans sa bulle, et ça ne date pas d’hier.
À sa décharge, non-content d’être « un jeune motherfucker noire et riche » comme il aime à se définir, Lil Wayne ne partage biographiquement pas grand-chose avec le commun des mortels.
« Wayne’s world »
Élevé dans le quartier coupe-gorge d’Hollygrove à La Nouvelle-Orléans, Dwayne Michael Carter Jr. commence à gratter ses premiers textes à 8 ans sous le pseudo Shrimp Daddy, avant de rencontrer l’année suivante l’homme qui va changer le cours de son existence, Bryan Christopher Williams alias Birdman.
Très vite, le patron de Cash Money Records cultive en effet une relation filiale avec lui, et ce, d’autant plus qu’après l’avoir signé l’année de ses 12 ans, trois ans plus tard, son père adoptif, Reginald ‘Rabbit’ McDonald, décède dans des circonstances tragiques – kidnappé dans un club, il a été retrouvé une balle dans le corps après avoir été jeté d’une voiture.
De là, guidé par son « daddy » qui le protège au maximum des vicissitudes de la rue (guns et trafic de drogue lui sont formellement proscrits), Lil Wayne coupe définitivement les ponts avec la vie civile pour se muer en une sorte de Michael Jackson de la scène sudiste.
Tournées avec les Hot Boyz, premier album Tha Block Is Hot à 17 ans, premiers chèques, premières groupies… il évolue désormais en vase clos avec les rappeurs et les codes du rap pour seules références.
Petit Dwayne devient grand
Au départ considéré comme un gadget aux côtés des gros noms du label que sont Juvenile, Turk et B.G., passé le faste du deal à 30 millions de dollars conclu avec Universal, à force de désistements et d’embrouilles contractuelles, au milieu des années 2000 il se retrouve seul sur le pont du navire Cash Money.
Dès lors, Lil Wayne devient à proprement parler Lil Wayne.
Tandis qu’il se trouve question image (dreadlocks, bandanas rouges des Bloods, tatouages à profusion…), musicalement il s’affirme pour de bon en initiant la série des Carter (un premier album en 2004, un deuxième en 2005 qui remporte un franc succès critique et public).
Mieux, il se met à inonder en continu le marché à coup de mixtapes en pagaille et de featurings sur tous les tubes du moment (Soldier des Destiny’s Child, Tell Me de Bobby Valentino, Hollywood Divorce des Outkast, You de Lloyd, Make It Rain de Fat Joe…).
Son omniprésence est alors telle que lorsque courant 2007 se profile la sortie de son troisième Carter, il n’est absolument pas exagéré de dire qu’il s’agit là du disque le plus attendu de la décennie.
C’est dans ce contexte que le réalisateur Adam Bhala Lough (Bomb the System en 2005 sur l’univers du graffiti newyorkais, Weapons en 2007 avec Nick Cannon…) et le producteur américano-suédois Quincy Jones III (la série des Beef sur BET qui en 2006 revenait sur les clashs les plus retentissants du rap US) se mettent en tête de le filmer neuf mois durant.
Si Wayne accepte la proposition, il refuse toutefois de s’adonner à l’exercice classique du documentaire – « Il voulait une approche novatrice, il ne voulait pas donner d’interviews » expliquera Jones.
Décision est donc prise de le suivre, « telle une mouche sur un mur », caméra à l’épaule en tournée d’Amsterdam à Los Angeles, et d’entrecouper les séquences d’entretiens avec les membres de son entourage.
Le résultat s’appelle The Carter, un témoignage unique en son genre sur le quotidien d’une superstar.
Présenté pour la toute première fois en avant-première lors du 25ème festival de Sundance en janvier 2009, plus qu’un simple portrait, The Carter capture ce moment à la croisée des chemins où Lil Wayne, 27 ans, évolue au sommet de son art dans la solitude la plus totale.
Complètement en marge du reste du monde et de ses préoccupations, son équipe le décharge de la moindre responsabilité (nourriture, logements, vêtements, administratif, feuilles à rouler…) afin qu’il n’ait à se concentrer que sur une chose et une seule : sa musique.
Libéré de toutes contraintes, il enregistre ainsi entre deux chambres d’hôtel de luxe et son bus des centaines de morceaux et couplets au gré de ses fulgurances, lui qui jamais ne se déplace sans son studio portable – voir cette scène presque touchante où il déballe consciencieusement son sac pour montrer à la caméra « la chose la plus importante qui soit, le microphone ».
Auteur de textes truffés à ras bord de rimes salaces, Lil Wayne est à ce point absorbé par sa créativité qu’il concède « ne pas avoir le temps pour le sexe », comme si son unique plaisir était en réalité d’accoucher ce qui lui passe par la tête.
Ou comme il le raconte lui-même : « Tu sais, moi j’enregistre. Peu importe l’endroit, peu importe le moment. J’ai ses trucs qui me traversent l’esprit à chaque instant de la journée. Du coup quand j’arrive en studio, c’est une libération. Je peux enfin recracher tout ça et ne plus y repenser. »
[À ce titre, observer en live Weezy poser ses couplets sans en écrire la moindre ligne vaut son pesant de cacahuètes.]
Il existe cependant une autre raison, moins glorieuse, pour laquelle Lil Wayne vit seul dans une tour d’Ivoire : sa dépendance au sirop violet.
Outre sa consommation ininterrompue de marijuana (sérieux, le mec doit tourner à 90 blunts par jour), il n’est quasiment jamais vu sans un gobelet blanc en polystyrène à proximité.
Mélange d’antidouleurs et de soda Sprite, le syzzurp provoque somnolence et confusion, tout en altérant profondément la lucidité.
Des fois c’est marrant, comme lorsque Wayne expose son programme pour la présidentielle (« Légaliser l’herbe, baisser le prix de l’essence, interdire les pensions alimentaires, remettre la cocaïne dans le Coca-Cola et autoriser l’usage des stéroïdes dans le baseball », puis de conclure d’un candide « Votez Weezy ! »), la plupart du temps cela donne cette impression de voir un paumé plongé dans un état second permanent.
Plus triste encore, personne dans son entourage ne semble s’en inquiéter plus que ça, chacun ayant accepté de fermer les yeux (et de continuer à le fournir en sirop) en attendant que leur poule aux œufs d’or ne finisse inéluctablement par y laisser sa peau comme d’autres avant lui (DJ Screw, Pimp C, Big Moe…).
Seule exception, Cortez Bryant, son pote d’enfance et manager, qui tente en vain de le convaincre qu’il a un problème d’addiction. Face caméra, il admet d’ailleurs voyager séparément de Wayne pour s’éviter de le voir se foutre en l’air toute la journée (« I can’t look at him in that state »).
Pas franchement reconnaissant, ce dernier en vient à l’humilier publiquement au beau milieu d’un concert : il l’insulte, lui jette sa veste à la figure, puis s’en va prendre la foule à témoin qu’il n’est pas un camé.
Évidemment, aujourd’hui tout ceci prête d’une certaine façon à sourire pour qui s’intéresse à la rubrique faits divers (Lil Wayne a connu une demi-douzaine de crises et d’hospitalisations depuis 2012), tandis sur le plan artistique, sitôt Carter III dans les bacs, le déclin s’est rapidement fait sentir (l’attentat Rebirth, les demi-molles I Am Not a Human Being et Carter IV…).
Tentative d’interdiction et postérité
Toujours est-il qu’à en croire Jones, Weezy lui aurait confié « extatique » avoir adoré The Carter… à la différence de son entourage qui s’est empressé de tirer la sonnette d’alarme face à ces 75 minutes d’intimité un peu trop honnêtes pour être flatteuses.
Sitôt projeté à Sundance, la boîte de production QD3 Entertainment a en effet eu la surprise de faire l’objet d’une plainte déposée au nom du rappeur à hauteur de 50 millions de dollars (!) en vue d’empêcher toute diffusion.
Le prétexte ? Contrairement à ce qui était prévu par le contrat passé entre les deux parties, le final cut de ce « portrait scandaleux » (l’expression est de ses avocats) lui aurait échappé.
Fort heureusement, le juge ne l’entend pas de cette oreille. Après plusieurs renvois, un compromis finit par être trouvé et le 17 novembre 2009 The Carter sort officiellement en DVD.
Plus de dix ans après les faits, on ne peut d’ailleurs qu’applaudir cette décision tant le documentaire a pris de la valeur.
Dans un milieu rap désormais gangrené par les communicants et le politiquement correct, un tel travail serait aujourd’hui tout bonnement impossible.
À mille lieux des actuels Can’t Stop, Won’t Stop, The Defiant Ones et autre Look Mom I Can Fly qui se complaisent dans un storytelling de publireportage, The Carter demeure ce petit bijou d’authenticité qui se regarde à tous les degrés.
Quittons-nous d’ailleurs avec cette scène où le maître des lieux se remémore devant sa cour le « viol » dont il a été victime l’année de ses 11 ans sur ordre de Birdman.
Aussi hilarante que gênante, elle est peut-être celle qui illustre au plus près le monde dans lequel vit Lil Wayne.
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