Le 8 août 2011, une nouvelle ère s’ouvrait…
À ceux qui n’auraient jamais entendu parler de leur vie de Watch The Throne (?!), la manière la plus simple de résumer l’importance de ce disque serait de le décrire comme la réunion de deux des plus grands emcees de leurs temps s’accordant pour célébrer sans aucune forme de retenue leur réussite financière et artistique sans pareil.
Chemin faisant, ils donnent naissance au « luxury rap », ce style de rap qui embrasse pleinement le style de vie des élites mondialisées aussi bien sur le fond (marques de luxe, collections d’art et portefeuilles d’actions sont référencés à tout-va) que sur la forme (cover réalisée par la maison Givenchy, concert promotionnel donné sur les podiums Victoria’s Secret…).
Et qu’importe si l’album est sorti le même jour qu’un krach boursier qui a mis l’intégralité des places financières sens dessus dessous, les codes du rap à gros budget ne sont depuis plus les mêmes.
La preuve track-by-track.
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1. No Church in the Wild (feat. Frank Ocean & The-Dream)
Ambiance biblique, riff de guitare choppé chez James Brown et refrain exécuté par celui que l’on appelait encore Frank Ocean du crew Odd Future… avant même que nos deux hôtes n’aient daigné ouvrir la bouche, cette première piste se veut pompe et grandiloquence.
Et quand Jay pose enfin ses premiers mots, c’est pour rimer du haut de sa tour d’ivoire sur le Colisée romain, Platon et les Rolls Royce Corniche.
Absolument pas en reste, Kanye lui se la joue I Am a God avant l’heure en passant par-dessus bord les règles du jeu amoureux à coup de « Never fuck nobody without telling me » et autre « Love is cursed by monogamy ».
Les « non croyants » sont prévenus pour la suite : WTT est le genre d’opus qui ne se compare qu’à lui-même.
2. Lift Off (feat. Beyoncé)
Blockbuster sur le papier, c’est peu dire que ce Big Three en compagnie de Madame Carter rate sa cible.
Bizarrement placé en seconde position, cette grossière tentative de « stadium music » pêche par manque d’originalité, qu’il s’agisse des paroles (le parallèle mille fois entendu entre le succès et une fusée au décollage) ou de cette impression d’écouter un collage des chutes de studio de Graduation et I Am… Sasha Fierce.
Réputé pour avoir le nez creux, Jay-Jay a-t-il pressenti le naufrage lui qui se contente ici de rapper quatre petites lignes avant de disparaître aussitôt ?
3. Niggas in Paris
Médaillé d’or des années 10 dans la catégorie banger, si cet hymne à l’ostentation fonctionne aussi bien dans les clubs et dans les salles de concert c’est très certainement parce qu’il parvient à rallier à sa cause un public désireux de s’y croire 3 minutes 39 durant.
Pour ce faire, complètement dans leur zone, les maîtres des lieux ont dégainé l’artillerie lourde en empilant gimmicks et punchlines jusqu’au plafond, le tout assorti de quelques questions rhétoriques du meilleur effet à la « Cette veste est-elle une Margiela ? »
Pas certain qu’hier comme aujourd’hui tout le monde ait tout bien compris à tout, mais pour paraphraser Will Ferrell dont la voix conclut les débats : « No one knows what it means, but it’s provocative ! »
4. Otis (feat. Otis Redding)
La « sophisticated ignorance » à son meilleur.
Après un premier single H•A•M sorti en amont qui n’avait pas particulièrement marqué les esprits (et qui d’ailleurs n’a pas été retenu dans la tracklist finale), Otis marque le véritable coup d’envoi de la conception de Watch The Throne.
Sur la même longueur d’onde, « Yeezy & Hov’ » se remémorent parmi leurs plus grands accomplissements (avoir « fait marcher Jésus » pour le premier, avoir « inventé le swag » pour le second), à nouveau sans avoir besoin du moindre refrain pour mettre les pendules à l’heure.
Détail qui n’en est pas un : l’immense Otis Redding dont le Try a Little Tenderness a été samplé pour la cause est crédité en tant qu’invité. Une façon certes de lui rendre hommage, mais aussi et surtout une façon pour nos deux larrons de signifier qu’ils tiennent sans complexe la dragée haute aux plus grands.
5. Gotta Have It
Un morceau dans la droite lignée du précédent.
Sur un sample de James Brown découpé au scalpel par les Neptunes, les deux rappeurs se renvoient la balle sur deux couplets en référençant leurs carrières respectives non sans faire preuve d’un enthousiasme des plus communicatifs – lorsque l’un commence une phrase, l’autre la termine.
Un concentré de « black excellence » donc qui aurait tout de même gagné à durer un poil plus longtemps.
6. New Day
Autotuner Nina Simone, il fallait oser. Kanye et RZA l’ont fait.
En même temps c’est pour la bonne cause puisque New Day se veut une lettre ouverte adressée à leurs enfants à naître.
Si en 2011 le texte s’écoutait au conditionnel, l’auteur de Blueprint et celui de College Dropout sont entretemps devenus chefs de famille avec respectivement trois et quatre lardons au compteur.
Ironie du sort, quand d’un côté Jay s’engageait à ne pas répéter les erreurs de son paternel en faisant acte de présence au foyer (« black bar mitzvahs » inclues), Kanye envisageait pour sa part sur le ton de la plaisanterie « d’élever son fils républicain afin que tout le monde sache qu’il aime les blancs ».
7. That’s My Bitch (feat. Elly Jackson)
Un septième track qui se joue de la dualité d’un Kanye hédoniste pas encore casé avec Kimberley et d’un Jay Z plus chevaleresque qui s’interroge sur le manque de diversité dans la représentation de la beauté féminine.
Après on a le droit de ne pas trop être fan du titre ou de prendre ce dernier au second degré.
8. Welcome to the Jungle (feat. Swizz Beatz)
N’en déplaise à ceux qui espéraient un cousinage avec les Guns N’ Roses, Hova a beau entamer son couplet en se présentant comme le « Axl Rose noir », l’ambiance lorgne plus du côté du All About the Benjamins de Puff Daddy que du glam rock des années 80.
Quant à ceux qui espéraient à une tuerie de derrière les fagots de Swizz Beatz, la déception est également au rendez-vous : sans être franchement mauvaise, cette tentative de banger se révèle plus mollassonne qu’autre chose.
Le moment creux de Watch The Throne.
9. Who Gon Stop Me
Quoi de mieux qu’une ligne de basse à l’inspiration dubstep pour relancer la machine ?
Alors que l’on aurait pu penser que sur ce terrain Mr. West se serait empressé de voler la vedette à son « big brother », Mr. Carter lui fait de nouveau la leçon en rappant comme s’il en avait quinze de moins.
Une prise de risque plus que bienvenue sur ce type de projet.
10. Murder to Excellence
Chanson pivot de l’album, et ce d’autant plus que neuf ans après les faits le contexte actuel lui donne une résonance toute particulière.
Pause dans la course à la grandeur des deux emcees, Murder to Excellence se découpe en deux parties distinctes : une première dans laquelle Kanye rumine les violences internes qui gangrène la communauté afro-américaine (« 314 soldiers died in Iraq, 509 died in Chicago »), une seconde dans laquelle le Jéhovah du game se gargarise du chemin parcouru par les siens
Le message ? Kanye West et Jay Z regrettent qu’il n’y ait pas plus de Kanye West et de Jay Z.
Certifié classique.
11. Made in America (feat. Frank Ocean)
Mélancolique et pas qu’un peu, cette avant-dernière piste « sopranesque » voit nos deux millionnaires revisiter leurs débuts (Kanye le fils de la classe moyenne de Chicago/Shawn le hustler des rues du Marcy Project), là encore avec dans l’idée de mettre en perspective leurs trajectoires personnelles avec celle de leur communauté.
De retour après No Church in the Wild, Frank Ocean en profite pour citer les grands noms de l’activisme noir nord-américain (Martin Luther King, Jr., Coretta Scott King, Malcolm X, Betty Shabazz…) et charger encore un peu plus la barque en émotions.
12. Why I Love You (feat. Mr Hudson)
Les relations passées qui ont tourné au vinaigre, ces proches que l’on a un jour admiré qui deviennent étrangers, l’amour, la camaraderie, l’envie, la jalousie, ce qu’il en reste… difficile en 2020 de ne pas écouter Why I Love You autrement que comme l’épilogue de l’arc narratif qui liait depuis dix ans Kanye West et Jay Z.
De tempéraments déjà très différents à l’époque, les deux hommes vont ensuite emprunter des chemins qui finiront par les éloigner pour de bon.
En attendant, le morceau et l’album coupent sans prévenir, et c’est très bien comme ça.
Verdict : du haut de gamme, mais…
Très bon moment passé en compagnie de deux poids lourds au sommet de leur art, Watch The Throne souffre paradoxalement d’être le fruit d’une telle rencontre : à moins d’être fan au premier degré des personnes de Jay Z et de Kanye West, il est franchement compliqué de s’intéresser de bout en bout à leurs péripéties.
Soutiens actifs de Barack Obama trois ans plus tôt, ils ont beau clamer que leur réussite est celle du petit peuple (« Power to the people, when you see me, see you »), la ficelle leur sert essentiellement de prétexte pour étaler à n’en plus finir leur condition de super riches (le 1% du 1% ce sont eux).
Qui a dit que l’on est en droit de regretter qu’ils se soient un peu trop confortablement cantonnés à cet exercice de style ?