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Pourquoi 10 ans après, Les Soprano reste la meilleure série du monde

Pourquoi 10 ans après, Les Soprano reste la meilleure série du monde

Personne n’avait auparavant filmé le crime organisé et les tourments de l’âme humaine de cette façon. Et jamais plus personne ne le fera…

Le 10 juin 2007 près de 12 millions de téléspectateurs assistent médusés aux dernières secondes de Made in America, le 86ème et ultime épisode des Soprano. Plongés là face à un écran aussi noir que silencieux, beaucoup se demandent alors si le câble ne venait pas de sauter.

Fin controversée s’il en est, elle n’en résume pas moins ce qu’a été la série depuis 6 saisons : au-delà des péripéties mafieuses et familiales de Tony et des siens, Les Soprano se veulent avant tout une contemplation des affres du temps qui passe, des aléas de l’existence.

Comme le précisera plus tard à sa manière son très méticuleux créateur David Chase, cet écran noir soudain symbolise le fait qu’il y aura toujours quelqu’un qui passera la porte, qu’il soit ami ou ennemi. Et puis un jour tout s’arrête, peu importe la manière.

Bien que l’adjectif shakespearien soit abondamment employé pour décrire le show, c’est plutôt du côté de la tragédie grecque qu’il lorgne*, à l’image du regard toujours un peu triste qu’affichait le grand James Gandolfini (paix à son âme).

[*Mais aussi du côté des Simpson, ne serait que pour le fait que Tony comme Homer finit immanquablement par se prendre les pieds dans le tapis de cette « normalité » qu’il s’évertue tant à feindre – voir ce jour où il emmène sa fille visiter une université, et chemin faisant étrangle à mains nues un témoin sous protection.]

Prisonniers de destins de vies hérités plus que choisis, la mosaïque de personnages mise en scène s’agite à n’en plus finir dans un quotidien rendu de plus en plus banal au fil des années.

« Ce sont des gens plutôt limités ; ils n’essaient pas d’accomplir grand-chose à part rester en vie et gagner beaucoup d’argent ; ils ne voyagent guère, ne lisent pas plus, restent tout le temps dans leurs mêmes quartiers ; il n’y a pas de crime ou de grosse opération mafieuse à chaque épisode » résume là encore Chase.

LE TEMPS AU TEMPS

Les Soprano, ou la série où il ne se passe rien ou presquecf. cette vidéo qui condense à elle-seule toute l’action en sept minutes et quelques.

Certes à l’occasion le cadavre d’un type qui passait par là est découpé dans l’arrière salle d’une boucherie, une guerre des clans éclate pour une histoire de cunnilingus mal assumé, des canards viennent faire un tour du côté de la piscine… mais ces rebondissements ne sont que le vernis de l’intrigue.

Les grands thèmes qui parcourent l’arc narratif (la famille, la mort, l’honneur, la moralité, l’immortalité, l’ambition…) s’accordent à égale distance avec tous ces petits riens qui mis bout à bout créent ce sentiment d’immersion si addictif.

L’ennui devient un spectacle, la lenteur un suspense.

Chaque épisode ou presque se termine ainsi, non pas sur un traditionnel cliffhanger un peu putassier, mais sur une perspective (accompagnée d’une chanson dont le choix ne doit en rien au hasard) invitant le spectateur à interpréter, voir à réinterpréter ce qu’il vient de voir.

Ou comme l’a un jour déclaré Gandolfini : « On n’est pas dans un film de deux heures où chaque chose doit avoir un sens, où la moindre séquence doit avoir son importance dans le développement de l’intrigue. Dans le cadre d’une série, nous avons suffisamment de temps pour tourner des scènes qui paraissent idiotes, sans enjeu direct apparent. C’est le luxe dont nous disposons alors que, dans un film, beaucoup d’entre elles ne pourraient être conservées. »

Paradoxalement c’est en exploitant au maximum le format série que Les Soprano explosent les standards de qualité de l’époque, se hissant au niveau des grandes œuvres du septième art que sont celles de Coppola ou Scorsese.

Un comble pour David Chase, lui qui n’a jamais caché tout son mépris pour la petite lucarne.

« TONEEE ! TONEEE ! »

L’un des coups de maître de la série repose sur la mise en abyme de son personnage principal via les séances de psychanalyse auxquelles il s’astreint – le docteur Jennifer Melfi (Lorraine Braco, distinguée par l’American Psychoanalytic Association comme « la psychanalyste la plus crédible jamais apparue au cinéma ou à la télévision ») jouant ici le rôle du chœur.

Si face A le boss de la famille DiMeo incarne cette virilité sans limite, moralement obsolète mais fantasmée par beaucoup (qui ne voudrait pas se lever quand il veut, rentrer quand il veut, coucher avec qui il veut ?), face B, il est ce gangster mélancolique sous Prozac.

En butte à des tendances dépressives et une anxiété chronique, il veille à la bonne marche de ses affaires ainsi qu’à celle de sa famille, la plus ardue des deux tâches n’étant pas celle que l’on croit.

Se lamentant à tour d’épisodes sur ce qu’est devenu Gary Cooper (« the strong silent type ») et avec lui tous les repères moraux qui l’entourent, Tony met en réalité à jour ses propres hantises, ses inconséquences, son rapport à la mort.

Rarement un rôle aura été aussi travaillé tant dans la profondeur que dans la durée.

Une immense partie du mérite en revient évidement à son interprète James Gandolfini (immense répétons-le) qui prête au personnage sa corpulence presque bovine, sa respiration lourde et suffocante, son œil à moitié éteint, mais aussi ses élans de sensibilité et ses errements de petit garçon.

Soumis à un rythme de travail herculéen (il apparait dans 80% des plans et s’ingurgite des montagnes de dialogues jusqu’à en perdre la mémoire), il finit par ne faire plus qu’un avec celui qui deviendra son alter ego.

[Sur le plateau de tournage il était d’ailleurs « Tony », rares sont ceux qui en savaient plus que ça sur sa privée, y compris Eddie Falco qui joue sa femme Carmela.]

« Where is Paulie? »

ITALIANS DO IT BETTER

Outre le fait que Les Soprano aient cassé la structure narrative traditionnelle, balayé toute forme de compromis avec la censure et imposé un héros qui ne soit ni fédérateur, ni consensuel, la série porte au pinacle un casting d’un genre nouveau.

Aux Italiens « jeunes et sexy » réclamés par les chaines hertziennes qui ont refusé le projet, la distribution se concentre sur une bande de quinquagénaires ventripotents aussi butés que vulgaires.

Violente, inculte, moche, raciste… cette petite bourgeoisie de la crapulerie vit à mille lieux de la mythologie mafieuse imaginée par Le Parrain et consorts. Bandits de peu d’honneur, toujours prompts à dégainer leurs flingues contre qui n’en a pas, les Silvio, Christopher, Furio & Co ne respectent qu’une seule loi, celle du plus fort.

Ils passent leurs journées à se mentir entre eux, à échafauder des combines minables toutes juste bonnes à payer leurs prétentions de nouveaux riches, à guetter la moindre opportunité de se faire des billets sur les dos des autres, et ce sans jamais une seule fois remettre en question leur mode de vie (une montée en grade équivaut ni plus ni moins à une promotion lambda dans le monde du travail, tabasser un mauvais payeur n’est qu’une besogne parmi d’autres…) – le tout en s’envoyant à longueur d’épisodes platées sur platées de ziti, boulettes de viandes, prosciutto et autres antipasti.

[Car oui dans Les Soprano on bouffe, et pas qu’un peu (les silhouettes des uns et des autres s’épaississant à vue d’œil chaque saison), à tel point que la nourriture finit par devenir un personnage à part entière.]

Les mésaventures du crew passionnent cependant grâce au génie de l’écriture et des dialogues (VF rigoureusement proscrite, ne serait-ce que pour apprécier les rangées expressions made in Jersey à la « fuggedaboutit » ou « fuckin’ A »), aux acteurs triés sur le volet et à ces scénarii ultra documentés qui jamais ne tombent dans la petit caricature (Chase privilégiant toujours l’exactitude des sources policières aux rodomontades des repentis).

Sur ce point, il n’est d’ailleurs guère étonnant de constater les parcours des hommes de l’ombre des Soprano depuis dix ans : le producteur Matthew Weiner s’en est allé créer Mad Men, Terence Winter est le cerveau derrière Boardwalk Empire (pas assez de respect pour ce petit bijou Ndlr), Tim Van Patten officie comme réalisateur sur Game of Thrones, etc

Reste que toutes ces considérations mises à part (les aspects les plus novateurs finissant toujours un jour ou l’autre par être rattrapés puis dépassés), si près de deux décennies après ses débuts sur HBO, Les Soprano peuvent encore se targuer de regarder la concurrence du hublot (Barkdsale, Stark et Heisenberg inclus), peut-être est-ce dû avant tout à cette volonté farouche, non pas de coller aux supposées desideratas du public en s’alignant sur le plus petit dénominateur commun, mais au contraire de lui proposer un spectacle qui s’adresse à son intelligence.

Ou quand le divertissement sait ne pas se confondre avec l’aliénation.

« Don’t Stop Believing! »

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