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La petite histoire des Crips et des Bloods

La petite histoire des Crips et des Bloods

Bandanas, signes de la main, drive by, deal de crack… dans le rap comme dans la rue, ils sont partout…

Connu dans le monde entier pour ses studios de cinéma, ses beaux quartiers, ses basketteurs pro ou ses couchers de soleil sur la plage, Los Angeles l’est aussi pour abriter les deux gangs les plus célèbres au monde : les Crips et les Bloods.

Deux gangs qui depuis bientôt cinq décennies se livrent une guerre sans merci où les morts se comptent par milliers chaque année. Deux gangs si puissants qu’ils sont désormais présents aux quatre coins des États-Unis. Deux gangs dont l’imagerie faite de rouge et de bleu a envahi la culture rap jusque dans ses moindres recoins.

Voici leur histoire.

« Gangbangin’ that’s L.A. shit » The Game (Church for Thugs)

Apparus dans les années 70, Crips et Bloods ne sont pas nés par hasard dans les rues de La Cité des Anges. Surnommé « Gangland », la mégalopole californienne cultive en effet une longue tradition en matière de bandes organisées.

Les premières du genre furent recensées dès les années 20, quand au sein de la communauté afro-américaine des groupes d’individus mâles se formèrent sous couvert d’amitié et d’entraide… mais aussi pour se défendre face aux autres bandes.

Si les Goodlows, les Kelleys, les Magnificents et autres Driver Brothers mettent alors un point d’honneur à se faire voir dans les lieux publics en jouant d’une image de durs à cuire, à quelques larcins près, l’idée n’était cependant pas de s’adonner exclusivement à des activités criminelles.

Les choses commencent ensuite à changer dans les années 50 quand les clubs automobiles se développèrent (les Low Riders, les Coasters, les Road Devils, les Gladiators…). Réservés aux conducteurs de certains types de modèles, bien qu’ils ne soient ni des plus organisés, ni des plus reconnaissables et encore moins des plus nombreux, ils mettent un point honneur à faire respecter ce qu’ils considèrent comme leur territoire, leur « turf ».

S’en suivent ainsi régulièrement des affrontements entre clubs rivaux, le plus souvent sur un terrain vague ou un parking. À coups de poing, de chaîne ou de batte de baseball, chaque camp en découd avec l’autre jusqu’à le faire déguerpir.

Plus ou moins inspirés de leurs aînés, deux jeunes lycéens du ghetto de South Central, Raymond Washington et Stanley ‘Tookie’ Williams, vont créer à la fin des années 60 les Baby Avenues West Side et les Baby Avenues East Side.

Si là encore, il s’agit de se rassembler en petit comité autour de certaines valeurs viriles, il s’agit aussi de se protéger dans une Amérique où la ségrégation raciale existe et où la répression policière se fait de plus en plus féroce, et ce en particulier à Los Angeles, l’une de villes les plus inégalitaires du pays, foyer des émeutes de Watts en 1965.

Chacun déjà à la tête d’un embryon de gang, Washington et Williams associent leurs efforts sous une bannière commune, les Cribs (« baraques » en argot). La nouvelle organisation se rebaptise cependant très vite les Crips, un anagramme qui signifie Community Resources for Independent People et qui est censé refléter l’aspiration sociale du mouvement.

Forts de 200 et quelques membres, les Crips vont toutefois très vite s’empêtrer dans des querelles sans fin avec toutes les autres bandes de L.A., oubliant par là leur aspiration première.

Désormais subdivisé en trois branches (les Eastside Crips, les Westside Crips et les Compton Crips) pour mieux asseoir son assise territoriale et racketter à tout-va, les « cuz » comme ils s’appellent entre eux font preuve d’une brutalité inédite, allant jusqu’à s’en prendre à ceux qui parmi la communauté afro-américaine contestent leur suprématie.

C’est d’ailleurs suite à l’un de ces agressions que la riposte va s’organiser, quand Vincent Owens et Sylvester Scott se font passer à tabac par une vingtaine de Crips. En réaction, les deux jeunes hommes vont convaincre diverses bandes autonomes qui traînent du côté de la Piru Street (les Pirus, les Black P. Stones, les Athens Park Boys….) de s’unifier afin de mieux se défendre.

Ainsi sont nés les Bloods.

Largement inférieurs en nombre par rapport aux Crips (en 1978, le rapport est estimé à trois contre un), ils compensent leur déséquilibre en mettant un point d’honneur à se montrer plus agressifs que leurs adversaires.

Loin de pacifier le voisinage donc, ils font au contraire grimper les niveaux de violence d’un cran.

Détail qui n’en est pas un, les graffitis d’insultes tagués en territoire ennemi (graffitis où les Bloods sont traités de « Slobs », et les Crips de « Crabs ») s’accompagnent de toute une calligraphie bien particulière.

Les Bloods évitent au max de l’employer la lettre « c » (raison pur laquelle DJ Quik s’appelle DJ Quik et non DJ Quick), et si tel est le cas elle apparaît barrée d’un trait.

Même son de cloche chez les Crips qui en sus évite la combinaison « ck » (« crips killer ») pour la remplacer par « cc » (exemple : « kick back » se transforme en « kicc bacc »).

Subtilité toujours, les membres des Crips se font une joie de porter des chaussettes et chaussures de la marque British Knights pour un peu que les initiales BK (« Blood Killers ») soient bien visibles.

L’argent, la drogue et l’argent de la drogue

Tandis que jusque-là Crips et Bloods subvenaient principalement à leurs besoins via le vol, le racket et le deal à la petite semaine (marijuana, PCP…), une nouvelle drogue venue du Mexique voisin vient bouleverser la donne : la cocaïne.

Consommée en quantité dans les cercles autorisés de la jet-set et de la bourgeoisie, elle n’est cependant pas proposée en tant que telle aux populations des ghettos. Trop chère, elle est transformée à l’aide de bicarbonate de sodium en petits cailloux blancs qui se fument à l’aide d’une pipe : le crack.

Facile à fabriquer et accessible à la vente (quelques dollars la dose), le produit rencontre alors un succès immédiat, et ce d’autant plus que les gangs, comprenant la manne qui s’offre à eux, s’empressent de le distribuer dans tous coins de rue où ils sont implantés.

À partir de là, le game change du tout au tout.

Si les gangs ne sont à l’évidence absolument pas en mesure d’acheminer la drogue dans le pays (ils ne possèdent pas d’avions, pas de bateaux, pas de trains), ils fournissent en revanche une main d’œuvre intarissable.

Seules « entreprises » qui embauchent encore dans le quartier, ils font figure auprès des plus jeunes à la fois de structures d’accueil et de figure d’autorité face à une police et une justice perçues comme foncièrement hostiles (cf. les contrôles abusifs, les erreurs judiciaires, le taux d’incarcération disproportionné des personnes de couleurs…).

[L’initiation des nouveaux venus, les soldats, ne se fait pas sans douleur puisqu’elle implique la plupart du temps de se faire passer à tabac par le groupe et/ou d’accomplir une mission (un vol armé, un acte de violence à l’encontre d’un rival…). Pour les femmes, l’épreuve consiste très souvent à coucher avec les différents membres du gang.]

La crack money permet également aux Crips et aux Bloods de s’armer en abondance (pistolets mitrailleurs, fusils d’assaut…). Sorte de milices en zone de guerre, ils n’hésitent plus à régler leurs différends dans le sang.

Résultat, le taux d’homicides explose dans les grandes largeurs.

Symboliquement, c’est à cette époque que les deux leaders historiques des Crips quittent la scène.

En mars 1979, c’est tout d’abord Tookie Williams qui se fait arrêter pour un quadruple meurtre (il sera exécuté en 2005 par injection létale), avant que Raymond Washington ne tombe sous les balles au mois d’août, lui qui depuis quelques temps déjà avait pris ses distances avec ses anciens camarades qu’il jugeait trop violents.

Ces disparitions brutales vont alors provoquer pas mal de frictions en interne (lire : des luttes armées), et ce notamment chez les deux principaux « sets » que sont les Rollin’ 60 Neighborhood Crips et les Eight Tray Gangster Crips.

Coast to coast

Contrairement aux mafias dont les structures sont rigides et traditionnelles (et de surcroît composées d’hommes adultes), Crips et Bloods ne sont absolument pas des entités centralisées au sommet desquelles trône un chef unique.

Chaque gang, ou « nation », est en réalité composé d’une multitude de filiales, les « sets ».

Ces sets existent de manière autonome sans nécessairement cultiver de liens hiérarchiques entre eux, ce qui constitue d’une certaine façon leur principale force et leur principale faiblesse.

Leur principale force, car cela autorise une croissance rapide du groupe : 274 sets existeraient rien que dans la région de Los Angeles ; plus 35 000 Crips et 10 000 Bloods seraient aujourd’hui disséminés dans tout le pays.

Pour lancer son propre gang, il suffit de faire siens les signes distinctifs les plus évidents du groupe et se donner un nom composé à partir du nom commun de la nation – les W 159th St Tragniew Park Compton Crip ou les 92 Bishop Bloods par exemple.

De là des alliances peuvent se nouer, soient entre sets de la même nation (sur la côte est, les sets de Bloods de moindre importance sont souvent de mèche avec la United Blood Nation, un set né au début des années 90 dans la prison de Rikers Island), soit entre sets d’une autre nation (en Floride et à Chicago, les Crips sont généralement alliés avec les locaux de la People Nation, tandis que le Crips fricotent avec la Folk Nation).

Cette souplesse révèle néanmoins à double tranchant, puisque d’une part elle fragilise en permanence l’unité du groupe (chez les Bloods comme chez les Crips, ce ne sont pas les affrontements directs qui font le plus de victimes, mais, et de loin, les rivalités internes entre sets concurrents), et de l’autre en empêchant la prise de décision à grande échelle.

[Ça, et aussi le fait que certains groupes décident de se faire appeler Crips ou Bloods sans pour autant jouir de la moindre connexion avec la culture de gang…]

Du bleu, du rouge et du gangsta rap

Au-delà des chiffres, si les Crips et les Bloods sont les premiers noms qui viennent à l’esprit quand est abordé le sujet des gangs, c’est en grande partie dû aux rappeurs issus de leurs rangs qui ont popularisé leurs rituels à la ville comme sur scène.

[Snoop Dogg, Young Jeezy, Schoolboy Q, MC Eiht … côté Crips ; The Game, Gucci Mane, YG, Birdman… côté Bloods.]

Parmi les signes distinctifs les plus célèbres, on retrouve évidemment les couleurs bleu et rouge permettant de déterminer qui est qui.

Selon les versions, le bleu aurait été choisi par les Crips, soit pour faire référence au lycée Washington où étudiaient alors les fondateurs Raymond Washington et Tookie Williams, soit pour rendre hommage à l’un de leur ami proche décédé par balles qui portait ce jour-là un bandana bleu.

Les Bloods ont ensuite opté pour le rouge sang par opposition.

Notez que lorsqu’il s’agit de faire pendre un bandana (un « rag » en argot) à l’arrière de son pantalon, les Crips vont le porter dans la poche gauche, les Bloods dans la poche droite.

Certains sets mettent également un point d’honneur à effecteur leurs croisements de doigts (le « stacking ») du côté adéquate, mais la règle n’est pas absolue. Outre le « W » que tout le monde connaît, les signes les plus utilisé sont le « C » du pouce et de l’index des Crips, et le « double O » des Bloods (voir plus haut). Ils servent à se saluer ou à poser sur les photos.

Pour ce qui est des tatouages, là encore la grande diversité des sets empêche de dégager des règles claires (idem pour les poignées de mains), tout juste peut-on observer la récurrence de certains motifs comme le nom de sa rue ou le sigle MOB (coucou Lil Wayne) qui signifie à la fois « Money Over Bicthes » et « Member Of Blood ».

Last but not least, impossible de ne pas mentionner le C-Walk, une danse faite de petits pas en V et de rebonds (un peu comme Blueface, mais pas pareil) que les Crips accomplissent après un fait d’armes… ou après avoir décroché une étoile sur le Hollywood Boulevard comme Snoop… ou remporté une médaille d’or aux Jeux Olympiques comme Serena Williams.

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