Rencontre avec le rappeur à l’occasion de la sortie de son nouveau projet…
Après Eclipse lunaire, Sear lui-même vient de sortir Chasseur de têtes. Un projet travaillé pendant près d’un an et demi, sous la houlette de Char, membre éminent du Gouffre, qui a signé la production du projet : il a réalisé la plupart des instrumentaux.
Le tracklisting compte d’autres noms bien connus de ceux qui suivent les Gouffriers avec attention : Boudj, Inch, Gabz, auquel il faut rajouter un beatmaker n’appartenant pas à ce crew : le prolifique Mani Deïz, ainsi que Soul Drama. Avec Char, ils se sont rencontrés à l’occasion de Marche arrière, un projet du Gouffre qui avait fédéré de nombreux emcees, sur de lourdes productions purement boom bap, avec une pléiade de emcees aux styles variés, de Nekfeu à Wira en passant par Joe Lucazz et Kacem Wapalek. Pour son nouveau projet, Sëar nous raconte qu’il était parti sur une idée assez libre à l’égard de ses nouvelles œuvres : « Je voulais faire des 34 mesures et les balancer gratuitement, c’était ça mon délire. Char m’a alors dit « mais t’es complètement fou frère ! On va faire un vrai projet, un vrai album qu’on va bicrave. On va faire un beau truc ». »
L’album est également un bel objet, prenant une autre dimension dans sa version physique. Cela grâce à l’excellent travail des dessinateurs de Wild Sketch d’une part, puis à celui du photographe Cebos Nalkacan, rejeton du 18ème arrondissement de Paris qui fait de plus en plus parler de lui. Pour développer l’univers visuel de la pochette et de l’ensemble du livret, ils se sont largement inspirés du film Le livre d’Eli, oeuvre post-apocalyptique dans laquelle figure un certain Denzel Whashington.
Un détour par le chant
La grosse nouveauté sur ce projet, c’est le fait que Sëar chante sur une partie des morceaux, s’appuyant notamment sur son expérience passée au sein d’un chœur gospel, il y a déjà un bail. Et il faut bien dire que le résultat donne naissance à des titres marquants, donnant un nouveau souffle à sa musique. On peut citer la track Le mix et la mif, ou encore le fameux Martin, morceau narratif écrit à la première personne. Une personne et pas des moindres, car il s’agit du pasteur Luther King. De quoi donner le meilleur de ses skillz, ce que Sëar fait sans encombre. Bien documenté, le titre a été conçu à mi-parcours de l’élaboration du projet, encouragé par Char. Un gars qui connaît la qualité de conteur de Seär, déjà démontrée dans le titre La leçon de piano.
Dans le titre Martin, en référence à Luther King, j’ai préféré garder les parties les plus marquantes de sa vie, ce qui a forgé le personnage
Il nous explique la mécanique de son écriture, de ce titre qui parvient à emmener l’auditeur en ballade dans l’histoire, avec un grand H : « Je voulais aller plus loin, mais c’était trop long. Donc j’ai préféré garder les parties les plus marquantes de sa vie, ce qui a forgé le personnage. J’aurais pu en mettre plus, parce qu’en vrai, on sait que le truc avec Rosa Parks, c’était monté à l’avance, c’était une action politique. Je ne pouvais pas parler de tout, le morceau est déjà long ».
Il enchaîne en évoquant les facettes moins nobles de Luther King, histoire de dire que derrière les grands de ce monde, il y a toujours un être humain, avec sa complexité : « Martin Luther King, ce n’était pas un saint. On sait qu’il y avait des prostituées qui voyageaient avec lui lorsqu’il était en meeting, des trucs comme ça. C’était un être humain. Il était largement moins fidèle à sa femme que pouvait l’être un Malcolm X, alors que le personnage était nettement plus sulfureux que Martin Luther King, qui est beaucoup plus glamour, l’ami de Kennedy tout ça… Après, il fallait faire des choix. Par exemple, je ne parle pas de la Marche de Washington, qui est déjà dans le refrain pour moi. » Plutôt que de se concentrer seulement sur la face publique du personnage, le rappeur sarcellois nous fait partager des moments plus intimes de la vie du pasteur, comme lorsqu’à l’âge de six ans, il comprend qu’il est noir (« je découvre la ségrégation à six ans, quand des potes, des petits blancs, me disent qu’ils peuvent pas me fréquenter sans déclencher d’incidents »). De quoi stimuler les consciences de l’auditoir et illustrer mieux que de longs développements, la manière dont les plus beaux combats s’initient parfois dès l’enfance.
Dans la nébuleuse du rap sarcellois
Sëar a grandi à Sarcelles, ce qui nous amène à l’interroger sur ses relations avec un crew ayant fortement contribué à faire de cette ville une place forte du rap français, le Secteur Ä : « On n’était pas du tout du même endroit de Sarcelles. Il y a la cité rose, la secte Abdulaï, où ils habitaient. Il y a Kop, les Sablons. Nous, on était dans une cité pavillonnaire qui s’appelle Les Chardos (Chardonnerettes). Donc on était plus vers Ecouen, les zones boisées, c’est là où y a le château de la Renaissance. Quand on était petits, on allait chercher des châtaignes dans la forêt. Y avait de la lavande plantée partout, des arbres fruitiers dans tout le quartier. Notre musique aussi était différente ».
On n’était pas du tout du même endroit de Sarcelles que le Secteur A (…). Notre musique aussi était différente
Alors que le Secteur Ä est très influencé par des sonorités « west coast », son groupe 1 Barrio 5 Spry, qu’il forme avec Loréa et leur DJ, va davantage être porté par des vibes new-yorkaises : « Chez nous, ça sentait plus le froid, eux ça sentait Miami ». Malgré ces différentes influences dessinant la géographie musicale de Sarcelles et des villes voisines, pas d’embrouilles, pas de litiges. D’ailleurs, Djimi Finger, membre du même crew, sera ensuite sollicité par le Secteur Ä pour produire les sons des compilations Première classe, blockbusters rassemblant de nombreux rappeurs français.
Sëar se rappelle qu’ils n’ont pas fait d’histoires : « C’est nous qui l’avons présenté au Secteur Ä. Il était avec nous à la base, on s’appelait Le Village, on était plusieurs groupes. Il a posé la question au groupe et on lui a dit « Mais mec, t’habites dans un studio tu galères, vas signer avec le Secteur Ä bien sûr, on reste des amis ». » Sëar sera d’ailleurs de l’aventure Première Classe 2, croisant le fer avec Fdy Phenomen, pour un mémorable Combat de maîtres.
Tout pour la plume
Sëar, c’est aussi une forte exigence dans l’écriture : « J’aime bien écrire et chercher des combinaisons. Parce que maintenant, quand les mecs font du multi-syllabique, c’est toujours la même chose. La formule, tu la connais par cœur, ils appellent ça de l’a-b-b-a, ou je sais pas quoi, leurs conneries… Et du coup, ils font tous la même chose. Alors que plus tu vas te prendre la tête sur ton texte, plus tu vas chercher des sens en y ajoutant des mots comme un puzzle, et plus ça rebondit et c’est stylé. On veille toujours à se renouveler, à ce que ça n’ait jamais la même forme d’un morceau à un autre. Char, lui, c’est un architecte, un gars qui se prend la tête sur tout. C’est un maniaque, il faut que tout soit parfait, avec un œil sur tous les détails. » Char qui a pris en charge la réalisation de l’ensemble, de l’enregistrement au mastering en passant par le mix, veillant au grain, et ce, même à « quelques secondes du pressage », selon Sëar.
J’aime bien écrire et chercher des combinaisons. Parce que maintenant, quand les mecs font du multi-syllabique, c’est toujours la même chose
En somme, en bon héros de l’underground, Sëar poursuit son chemin dans le rap français. Il montre que les années n’empêchent pas de proposer une formule renouvelée, toujours pleine de flow et de rimes percutantes, comme un bon coup dans le plexus. De quoi contrôler le game, un peu comme Kid Paddle, titre qui lui a été inspiré par son fils, friand de ce personnage. Une bonne raison pour donner à ce titre l’honneur du premier visuel tiré de Chasseur de têtes.