Retour sur la sortie de « La Menace Fantôme », entre boycott et succès retentissant.
Porté par l’engouement d’une fanbase de plus en plus large, Freeze Corleone est en train de réaliser une première semaine assez spectaculaire avec son album La Menace Fantôme. Le top 10 des différentes plateformes de streaming est majoritairement conquis, et, signe qu’il s’agit d’un véritable phénomène, l’intro Freeze Raël est entrée dans les 150 titres les plus écoutés au monde sur Spotify, s’installant même sur le podium en France. Autre signe chiffré assez net de sa réussite, quatre titres de la tracklist se sont glissés dans le top 10 mondial de Genius, Freeze Raël se permettant même le luxe de ravir la place de numéro 1 au WAP de Cardi B et Megan Thee Stallion.
Si le personnage continue de diviser, les réactions critiques sont très majoritairement positives : entre l’ambition et la singularité des featurings, le travail effectué sur les prods, le sens de la formule et l’écriture toujours chirurgicale de Freeze Corleone, La Menace Fantôme constitue clairement l’un des albums les mieux accueillis dans le milieu du rap en 2020. On peut d’ailleurs continuer longtemps avec des statistiques en tout genre attestant du démarrage remarquable de cet album, ou des anecdotes du type « Raheem Sterling tweete son soutien à Freeze après que Benjamin Mendy ait subtilisé son téléphone » mais l’essentiel est ailleurs : malgré une série d’obstacles et de difficultés, le rappeur du 667 a fini par s’imposer comme l’un des noms incontournables de cette rentrée. Pourtant, rien n’était gagné d’avance.
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Un boycott de la Fnac ?
Propriétaire de ses propres masters, entièrement libre dans sa proposition artistique et dans sa stratégie de promotion, Freeze Corleone ne s’est appuyé sur le réseau d’Universal Music que pour la distribution de sa musique. Le contrat signé avec le label Neuve aurait ainsi dû permettre à LMF d’être disponible dans un maximum d’enseignes, et en particulier chez les leaders de la vente de disques physiques en France, l’inévitable Fnac. Une dizaine de jours avant la sortie de l’album, les clients ayant passé une précommande ont eu la désagréable surprise de découvrir que celle-ci avait été annulée.
La justification avancée par la Fnac se base sur « une demande de l’éditeur », qui aurait tout bonnement annulé la sortie. La réaction de Freeze Corleone ne s’est pas fait attendre, celui-ci démentant formellement les explications avancées par l’enseigne de distribution, et réclamant un peu plus de transparence.
Malgré les relances publiques de l’équipe du rappeur dans les jours qui ont suivi, la Fnac n’est pas revenue sur cette annulation, et n’a pas fourni de détails supplémentaires. Une situation inattendue qui pose question, et qui a poussé les différents membres de l’entourage de Freeze s’interroger sur les réelles motivations derrière ce qui s’apparenterait à un véritable boycott. Au-delà des problématiques réelles posées par l’absence de distribution en Fnac, la sortie mouvementée de La Menace Fantôme fait écho à un autre boycott, celui du Ghetto Fabulous Gang dans les années 2000.
Comme en témoignent à la fois ses textes (il rappait déjà il y a cinq ans « publie nos merdes en indé’, s/o GFG, 5.20, Shone d’Holocost »), sa tracklist (présence d’Alpha 5.20 et Shone, donc), mais aussi les noms sur lesquels il s’est appuyé pour gérer divers aspects de sa carrière (il est managé par Shone d’Holocost), Freeze Corleone est en effet un héritier direct du Ghetto Fabulous Gang. Il y a quinze ans, le crew mené par Alpha 5.20 devait lui aussi faire face à des difficultés de distribution, devant s’adapter et créer son propre réseau de vente (« les Puces jamais ne sucent, remplissent la Fnac et sa sœur Virgin »). Evidemment, les conditions étaient différentes, et là où le GFG a dû installer des stands à Clignancourt, Freeze Corleone a pu trouver un lien plus direct avec son public, par le biais d’une boutique en ligne dédiée à la vente de ce disque.
Deux heures de retard sur les plateformes de streaming
Face aux difficultés liées à la distribution physique, les auditeurs étaient rassurés par la possibilité d’écouter l’album en streaming dès minuit, le vendredi 11 septembre. Après quelques interrogations sur la ponctualité de la publication et la bonne volonté des plateformes, des doutes étaient cependant permis. Le 10 septembre, quelques heures avant la sortie, c’est Fif qui révélait au micro de l’émission Mouv Rap Club que l’album ne serait pas publié à minuit… ce qui n’a pas empêché les nombreux fans du rappeur à se connecter sur leurs plateformes favorites pour constater que l’information était exacte.
Après la sortie du clip de Hors-Ligne à minuit, l’album est finalement arrivé deux heures plus tard… soit à minuit au Sénégal, étant donné la différence de fuseaux horaires. Si la publication en décalage avec le reste des sorties rap français est un joli coup sur le plan de la communication, puisque les réseaux sociaux se sont emballé toute la nuit de jeudi à vendredi, elle a aussi fait craindre le pire aux fans de Freeze Corleone, renforçant à la fois le sentiment de boycott général. Après la Fnac, on aurait ainsi pu croire que c’était aussi le cas des plateformes de streaming, et que la sortie de La Menace Fantôme ne serait qu’un immense chaos. L’idée a d’ailleurs été renforcée par l’équipe de Freeze Corleone au cours des semaines précédant la sortie, puisqu’il a été plusieurs fois suggéré qu’acheter la version physique sur le shop officiel du rappeur était un moyen de s’assurer de conserver le projet en cas de suppression.
Des polémiques interminables
Longtemps resté dans l’ombre, Freeze Corleone a conservé toutes ses spécificités de rappeur underground, dont le propos, l’univers, les références, les choix artistiques, ne sont, de base, absolument pas destinés à toucher le grand public. Sa percée à partir de 2017-2018, le succès critique de Projet Blue Beam, et surtout sa médiatisation de plus en plus importante en amont de la sortie de LMF, lui ont permis, presque malgré lui, d’atteindre une cible d’auditeurs beaucoup plus large, et donc beaucoup moins au fait de son personnage. Certaines de ses obsessions (Israël, certains dictateurs comme Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi, etc) lui ont valu des accusations d’antisémitisme, d’apologie du terrorisme islamiste, etc. Sur le plan des thématiques, Freeze Corleone poursuit en réalité la filiation avec le Ghetto Fabulous Gang, ou d’autres rappeurs qui ont marqué son parcours d’auditeur (le Roi Heenok par exemple).
Si la question de ses références très particulières aurait mérité un traitement plus approfondi, elles se heurtent à plusieurs problématiques. Premièrement les accusations sont très mal documentées (on se souvient de Valeurs Actuelles qui cite des textes d’Osirus Jack en les attribuant à Freeze). Ensuite, Freeze Corleone est volontairement cryptique dans sa formulation, ce qui n’aide pas l’auditeur à interpréter ses textes et à comprendre les idées sous-jacentes. A titre d’exemple, selon Yérim Sar sur Mouv, « R.A.F de la Shoah » est lié à « S/O Congo », signe qu’à ses yeux, il faudrait s’intéresser à un génocide actuel plutôt que de remuer le passé. Evidemment, c’est exprimé de façon très provocatrice, et les accusations d’antisémitisme, dans ce cas de figure, paraissent inévitables. Enfin, Freeze Corleone refuse tout type d’interview, ce qui aurait pu lui permettre de dissiper les doutes et de balayer les accusations.
Quelques jours avant la sortie de La Menace Fantôme, une nouvelle polémique a éclaté après que Freeze Corleone ait partagé un tweet de Jean-Marie Le Pen -avec toujours, ce flou entre le fond de sa pensée et la simple provocation. Si le tweet en question (« il faut rétablir la peine de mort pour les assassins violeurs récidivistes ») n’a rien de très politique dans le contenu, et correspond mot pour mot aux lyrics de bon nombre de rappeurs français, de Booba à Freeze Corleone, c’est bien l’impression de validation du personnage de Le Pen qui a posé problème.
Une fan-base qui s’agrandit pour le meilleur et pour le pire
D’ailleurs, sa fan-base pose également question. Le discours provocateur et l’imagerie de Freeze Corleone ont malheureusement attiré vers lui bon nombre d’auditeurs aux idées très fermées, bien contents de prendre au pied de la lettre ses lyrics tendancieuses. Pour certains d’entre eux, le racisme au sens large n’est pas forcément une façade, si bien que l’on se demande comment certains d’entre eux supportent d’écouter un métisse sénégalais dont les textes regorgent de références à l’islam.
Au regard de sa fan-base de manière plus générale, Freeze Corleone est peut-être victime de son succès -comme d’autres rappeurs avant lui. Plus d’auditeurs, ce sont évidemment plus de clients potentiels pour le merchandising, plus de spectateurs en concerts, de plus gros chiffres d’écoute ou de vues. Ce sont aussi plus d’attentes et donc de critiques potentielles, à l’image de ces fans de la dernière heure déçus de retrouver en featuring sur LMF, soit des proches de Freeze Corleone (Kaki Santana, Black Jack, Osirus), soit des références qu’il cite depuis une décennie (Roi Heenok, Alpha 5.20, Shone). En somme : avec son profil de rappeur underground à l’univers bien particulier, Freeze Corleone doit désormais composer avec le statut d’artiste exposé, médiatisé, et écouté par un grand nombre de nouvelles têtes.
Freeze Corleone doit désormais composer avec le statut d’artiste exposé
Etant donnée la cohérence de La Menace Fantôme avec le reste de sa discographie, Freeze Corleone n’a semble-t-il aucune intention d’adoucir son image ou de modifier son discours. La folie autour de la sortie de cet album, les premiers chiffres avancés (on parle de 6000 précommandes), et les nouvelles portes ouvertes (Colors) ne laissent aucun doute : après une décennie entière à rapper dans l’ombre, Freeze Corleone a fini par s’imposer sans l’aide de personne.