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Kanye West peut-il rendre Gap cool ?

Kanye West peut-il rendre Gap cool ?

Le pari est dingue, à la hauteur de sa démesure…

« Je ne devrais probablement pas raconter ça, mais j’ai dit à l’époque à Kanye qu’il ne devrait pas passer ce deal. À mes yeux, il n’a aucun sens. Je ne vois pas comment ça pourrait marcher pour quelqu’un comme lui. Il n’est pas du genre à se fondre dans une logique d’entreprise. Et Gap est une très, très grosse entreprise. »

« Je sais bien que sa veste s’est retrouvée en rupture de stock. Je sais bien qu’ils se sont fait 7 millions de dollars en une nuit. Mais il n’aurait pas dû passer ce deal. Et eux non plus. »

Voici en substance ce qu’a déclaré il y a quelques jours au micro de Yahoo Finance Mickey Dexler, l’ancien PDG de Gap de 1983 à 2002, concernant le fameux partenariat conclu au mois de juin 2020 entre Kanye West et la multinationale du textile basée à San Francisco.

Réputé proche de la star, son avis vaut d’autant plus que c’est sous son règne que la marque s’est muée en incontournable de la consommation de masse américaine, au même titre que McDonald’s, Coca-Cola et le Super Bowl.

Toujours est-il que Gap, qui n’a jamais été aussi mal en point depuis sa création en 1969, joue ici son va-tout en offrant sur un plateau les pleins pouvoirs à l’auteur de Graduation, dont le contrat s’étend sur les dix prochaines années (!) et comprend des clauses d’intéressement d’une envergure inédite.

Tandis que ces dernières semaines les premières pièces de la première collection Yeezy x Gap se dévoilent au compte-gouttes, revenons dans le détail sur ce coup de poker qui en cas de succès pourrait changer définitivement le monde de la mode tel qu’on le connaît.

Kanye, l’homme du peuple

Tout d’abord, pour tout fan de Kanye West qui se respecte, lorsqu’est évoqué Gap ce sont évidemment les paroles de Spaceship qui viennent en tête. Sorti en 2003 sur son premier album The College Dropout, le morceau revenait sur son expérience de vendeur au sein de l’enseigne.

Exaspéré par les conditions de travail de ce « fucking job », Kanye confessait son envie de « défoncer le manager », ainsi qu’avoir à l’occasion volé quelques fringues. Il pointait également l’hypocrisie du management qui le postait à l’entrée du magasin dans le seul but d’attirer la clientèle de couleur.

[Étonnamment, depuis un an ce passage est omis de 90% des papiers traitant du sujet…]

Pas rancunier, Kanye révèle en 2013 qu’il a tenté d’approcher la marque (« I couldn’t get past the politics »), puis déclare en 2015 vouloir devenir « le Steve Jobs de Gap ».

« Et je ne parle pas d’une simple capsule, je parle d’avoir un contrôle total sur le processus créatif. Un truc à la Hedi Slimane. Ça c’est ce que j’aimerais, surtout que ça ne rentre pas en conflit avec mon contrat chez Adidas. »

Si de tels propos peuvent surprendre venant d’un type qui depuis ses débuts met en sueur hypebeasts et blogueurs spé au moindre changement de tenue, ils reflètent en réalité son ambition profonde : habiller la planète entière.

Rappelez-vous en 2013 sa dénonciation des « prix trop extrêmes des marques de luxe »« Je ne veux pas les kids aient à économiser autant. Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que font H&M et Zara, à ceci près qu’ils ont réussi à casser cette idée fausse que la créativité coûtait forcément des millions. »

Ou encore son départ de Nike la même année, motivé notamment par les tarifs trop élevés de ses sneakers et les quantités trop faibles proposées (« Je voulais qu’il y ait autant de Yeezy que de Lebron, et je les voulais à un prix correct. »).

Certes, son transfert chez Adidas n’a pas spécialement bouleversé la donne (présentation des collections sur les podiums des fashion week, pièces à plusieurs centaines de dollars minimum…), sauf que comme il le soulignait en 2015 : « Je ne suis pas H&M. Je ne possède pas d’immenses usines. »

Toujours pas propriétaire six ans plus tard, avec Gap Kanye West va cependant pouvoir vendre ses créations à moins de 100 dollars, les prix traditionnellement pratiqués par la marque.

Sera-ce suffisant pour assouvir ses rêves de grandeur ? Chez Gap on croise les doigts bien forts…

Make Gap great again

Cela peut paraître difficile à croire pour la génération actuelle, mais dans les années 90 Gap était super cool. Genre vraiment.

À la croisée des chemins entre le confort du sportswear des années 80 et le casual chic de la décennie à venir, ses khakis, jeans et autres hoodies étaient omniprésents aussi bien dans la rue que dans les médias.

Une grande partie du mérite en revenait à Mickey Dexler qui dix ans plus tôt avait compris que pour s’assurer des marges des plus confortables, il fallait, d’un côté, faire fabriquer d’énormes volumes de marchandises par des sous-traitants asiatiques payés au lance-pierre, et de l’autre, investir des sommes folles dans le marketing.

Relooking des magasins tout en lumières et en fluo, règle des deux secondes (l’attention du client doit être captée dans les deux secondes où il rentre dans un magasin), basiques produits dans toutes les couleurs, multiplication de modèles afin de « réinventer en permanence la nouveauté », campagnes publicitaires branchouilles… les résultats ont très vite été spectaculaires.

C’est ainsi que du haut de ses 13,6 milliards de ventes en 1999, Gap s’imagine dominer le prêt-à-porter à la façon de Nike dans le sport.

Et puis en quelques saisons à peine, patatras : à trop vouloir plaire à tout le monde, Gap finit par plaire à n’importe qui. Puis à plus personne.

Étiqueté marque de centre commercial, Gap a beau chercher à se donner un second souffle en débauchant des stars et starlettes du moment (Scarlett Johansson et Ashton Kutcher en 2002, Madonna et Missi Elliot en 2003…), en faisant le coup du charity business (la ligne RED en 2007 dont un pourcentage des profits était destiné à l’association de lutte contre le sida du chanteur Bono) ou en changeant de logo en 2010 (devant le tollé provoqué par le nouveau, l’ancien est repêché une semaine plus tard), rien n’y fait, Gap est devenu gentiment ringard.

Concurrencé dans les années 10 par Uniqlo, H&M et J.Crew (qui comble de l’ironie s’est entretemps adjoint les services de Dexler), son chiffre d’affaires fond comme neige au soleil, la pandémie n’arrangeant pas les choses.

Fermeture de près de 200 magasins aux US, fermeture de l’intégralité des 120 magasins localisés en Europe, paiements des loyers suspendus pour les douze prochains mois, déstockages à tire-larigot qui écornent encore un peu plus l’image de la marque… ça sent le roussi et pas qu’un peu (5,3 milliards de ventes en 2017, 4,6 milliards en 2019, 3,4 milliards en 2020…).

Le monde ou rien

Attendu comme le messie (ce qui ne doit pas être fondamentalement pour lui déplaire), Kanye West a su profiter de ce rapport de force pour négocier des termes extrêmement avantageux.

En plus des royautés qu’il percevra sur la vente des « basiques pour hommes, femmes et enfants » et de la possibilité de renouveler ou non le deal après les cinq premières années, il est prévu qu’il perçoive jusqu’à 8,5 millions d’actions en fonction de ses performances !

Selon Susan Scafidi, fondatrice de l’Institut Fordham’s Fashion Law Institute, il s’agirait « du deal le plus intelligent depuis celui passé entre Tom Ford et Gucci » il y a vingt ans.

« C’est sans précédent pour une célébrité. Tom Ford avait repris en main une marque à l’identité forte, mais sur le déclin, lui avait redonné tout son lustre, et s’en était tiré avec un salaire, des royautés, et plus important encore, un portefeuille d’actions à la hausse. Kanye West suit le même chemin. »

Absolument rien de comparable donc avec les précédentes collaborations de Gap avec de gros poisson de la mode comme Balmain, Stella McCartney ou Telfar Clemens, l’idée étant plutôt ici de faire le coup de la marque dans la marque façon Nike et la Jordan Brand – outre une mise en rayon spécifique à de ses créations en magasin et un site internet dédié, ‘Ye s’est entouré de sa propre équipe de designers dont la Nigériane Mowalola Ogunles promue directrice artistique.

Bien entendu, ce ne sont pas les obstacles qui manquent avant que Yeezy x Gap ne se transforme en machine à cash, à commencer par la question des quantités.

C’est une chose d’écouler sur le net une doudoune en nylon bleu à la coupe un peu cheloue à quelques fanatiques chauffés à blanc par des mois de teasing (le chiffre de « 7 millions » avancé est invérifiable), cela en est une autre d’alimenter en continu les étalages d’une marque depuis trop longtemps fréquentée par des Karen et des darons fatigués.

Les délais de fabrication ne sont pas les mêmes, les attentes des clients ne sont pas les mêmes, et peut-être plus important encore, les recettes marketing ne sont pas les mêmes.

Ça, et puis comme le souligne Mickey Dexler, Gap n’est pas à l’abri des sautes d’humeur du rappeur, lui qui déjà en septembre dernier a menacé de tout plaquer si un siège ne lui était pas réservé au conseil d’administration.

Bon attention, les raisons d’y croire ne manquent pas non plus – sitôt le deal rendu public les actions Gap avaient d’ailleurs bondi de plus de 40%.

Au premier rang d’entre elles, il semblerait que Kanye en ait enfin fini avec les dingueries (ses ambitions présidentielles, ses séjours en psychiatrie, les Kardashian…). Ou pour citer Sonia Snygal, nommée CEO de Gap au mois de mars dernier : « Yeezy est extrêmement concentré sur cette incroyable opportunité. ».

[Oui, oui, elle appelle Kanye West « Yeezy ».]

Et un Kanye West à son meilleur niveau, ce n’est pas rien, lui à qui il n’a fallu que huit petites années pour imposer sa Yeezy brand chez Adidas au club des mastodontes du streetwear (1,7 milliards de ventes en 2020 pour une valeur totale de la marque estimée entre 3,2 et 4,7 milliards de dollars !).

Enfin, question timing, difficile de faire mieux. Gap traversant actuellement une phase de transition, la période est toute indiquée pour faire bouger les lignes en interne sans trop rencontrer de résistance.

Hype oblige, la première collection devrait selon toute vraisemblance cartonner. Plus dure en revanche sera la suite, car une fois n’est pas coutume, c’est sur la durée que se jugera le succès de ce deal.

Reste qu’en attendant le verdict, une chose est sûre : si Kanye échoue à rendre Gap cool à nouveau, personne d’autre ne le pourra.

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