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L’histoire des tatouages dans la mafia russe

L’histoire des tatouages dans la mafia russe

Sous l’impulsion des sanguinaires Vory V Zakone (« les voleurs dans la loi »), s’est développée au sein des prisons de l’ère soviétique toute une sous-culture liée à l’art du tatouage…

Genèse, chapitre 4 : Dieu place une marque sur Caïn, le meurtrier d’Abel (et accessoirement l’auteur du premier crime de l’Histoire de l’humanité) avant de l’envoyer en exil.

Dans la tradition biblique se faire marquer le corps, c’est être assimilé à un paria, raison pour laquelle les tatouages ont ainsi longtemps orné les corps des prisonniers.

Le phénomène a notamment pris une ampleur toute particulière en URSS où la population carcérale a longtemps été l’une des plus importantes au monde.

Ultra répressives, les autorités russes ont envoyé quelques 35 millions de personnes sous les verrous du milieu des années 60 à la fin des années 80. Parmi elles, entre 20 et 30 millions se sont faites marquer à l’encre indélébile.

Si la pratique du tatouage en prison était déjà en cours au 19ème siècle, lle prend véritablement son essor dans les goulags staliniens avant de connaître son apogée dans les dernières années du communisme.

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Les premières études sur le sujet menées dans les années 20 montraient l’existence d’un code plus ou moins élaboré qui dépassait déjà la simple dimension esthétique.

Parmi les motifs en vogue figuraient les visages des grands leaders socialistes (Lénine/Hegel/Marx). Souvent tatoués sur le torse, ces portrait avaient pour objectif de protéger leurs porteurs du peloton d’exécution en vertu de la croyance (largement erronée) que, culte de la personnalité oblige, jamais les soldats n’oseraient faire feu sur leurs idoles.

C’est cependant après la Seconde Guerre mondiale (appelée Grande Guerre patriotique de l’autre côté de l’Oural) que cette pratique va connaître son véritable essor.

La maison des anges c’est le paradis, la maison d’un vor c’est la prison

Dans les prisons russes de l’avant-guerre, un gang de criminels règne en maître : les Vory v Zakone. Régnant au sommet de la hiérarchie carcérale, cette mafia née dans les années 20 dicte sa loi parmi les détenus.

L’organisation se veut une caste d’élite. Peu nombreux (environ un millier de membres), ses membres obéissent à un code très strict, la Ponyatiya (littéralement « les notions »).

Les vors (« voleurs ») se voient ainsi prohiber tout contact avec le gouvernement : service militaire, coopération avec la justice, coopération avec l’administration pénitentiaire (à commencer par saluer un gardien). Un vor n’a pas le droit de fonder une famille, le monde du travail lui est interdit. Son dévouement à la cause est total.

Une dîme est prélevée par les vory sur le milieu criminel, « l’obshchack ». Chaque groupe de voleurs doit reverser 15 % de ses gains au parrain qu’il juge le plus puissant.

Si les lois et la structure qui régissent les Vory v Zakone ne diffèrent pas fondamentalement des organisations criminelles traditionnelles, là où elles se distinguent, c’est par la sévérité avec laquelle elles s’appliquent.

Chaque écart de conduite est cruellement réprimandé. Les sanctions (très souvent la mort) sont décrétées promptement par un tribunal interne, le « skhodka ». C’est ce même tribunal qui décide de l’intronisation des nouveaux membres via un système de recommandation. Seuls ceux qui ont connu de multiples incarcérations sont dignes de prêter allégeance, ils sont alors « couronnés » (voir cet extrait du film de David Cronenberg Eastern Promises).

Une fois intégrés au sein de l’organisation, ils se voient attribuer un surnom, adoptent l’argot propre aux vory (le « fenia ») et recouvrent leur corps de tatouages bien spécifiques qui les différencient de la plèbe des voleurs.

[Notez qu’un vor peut décider du prochain tatouage d’un détenu placé sous son autorité.]

L’influence des Vory v Zakone sur le milieu carcéral va commencer à décliner au sortir de la guerre.

D’une part, parce que Staline remplit massivement les goulags, avec notamment d’ex-soldats et d’anciens prisonniers de guerre, des hommes qui savent se défendre, d’autre part parce que des dissensions internes apparaissent.

La Seconde Guerre mondiale a en effet vu un nombre important de vory trahir leur code de l’honneur en s’enrôlant dans l’Armée rouge. Une fois la guerre achevée, bon nombre de ceux que l’on surnomme désormais les suki (les « bitches ») retournent en prison (soit parce que les autorités n’ont pas tenu leur promesse de les remettre en liberté, soit parce qu’ils ont commis de nouveaux crimes) où ils côtoient leurs anciens frères.

Une guerre éclate ainsi de 1948 à 1953, la Suka War, durant laquelle les deux camps s’affrontent – le pouvoir en place favorisant bien souvent les suki.

Pas de tatouage, pas de statut social

Paradoxalement, cette période marque le début de la propagation massive des tatouages.

Rite de passage, ils se conçoivent aussi et surtout comme une carte de visite qui dévoile le parcours d’un détenu sans qu’il soit nécessaire de lui poser la moindre question. Plus un criminel est tatoué, plus son vécu est important, plus il est respecté en prison.

Si les icônes et motifs choisis empruntent autant à l’art populaire qu’à la tradition russe (église, chats, images saintes, la Madone, le Christ, architecture soviétique…), ils forment un langage, un code compris des seuls initiés et cantonné au système pénitentiaire soviétique.

Des tatouages faits maison

Alors que se faire tatouer est interdit en prison, la pose se fait au nez et à la barbe de l’administration pénitentiaire, la plupart du temps par d’anciens artistes incarcérés.

Rétribués en sachets de thé ou en cigarettes, ils se procurent leur matériel dans les ateliers où ils travaillent en journée. Pour ce qui de l’encre, celle-ci est obtenue en brûlant le talon de leurs bottes, puis en mélangeant le liquide obtenu à de l’urine, cette dernière agissant comme un antiseptique.

Le tout est ensuite piqué sous la peau avec une aiguille ou une corde de guitare aiguisée attachée à un rasoir électrique qui fait office de moteur.

Dans de telles conditions, inutile de préciser que les infections et les fièvres post-opératoires sont monnaie courante.

Il arrive que les tatouages puissent être enlevés (avec un scalpel fait maison) lorsqu’un prisonnier perd son rang, change d’affiliation ou de style de vie.

Il se peut également que le tatouage soit enlevé contre la volonté de celui qui le porte s’il arbore un motif qu’il ne mérite pas ou qui ne correspond pas à son parcours. S’en suit généralement un passage à tabac corsé, un viol, voire un meurtre.

Dans le même ordre d’idée, les catégories les plus « basses » (les homosexuels passifs ou les mauvais payeurs aux cartes) se font tatouer contre leur gré des dessins obscènes, ou pire, un triangle avec un cœur à l’intérieur, un motif réservé aux pédophiles qui autorise les autres détenus à satisfaire leurs pulsions sexuelles sans tenir compte de leur consentement.

À chacun son symbole

Dantsig Baldaev, un ancien gardien de prison est le premier à avoir mis à jour tout l’ésotérisme de cette culture en distinguant trois grandes catégories de tatouages : ceux qui renvoient au rang du prisonnier, ceux qui renvoient à la nature du crime et ceux qui renvoient la sentence exécutée.

L’autorité, le prestige : l’emblème des vory, l’étoile à huit branches, signifie : « Je ne porterai jamais l’uniforme ». Si l’étoile est placée sur les genoux, elle indique que son porteur n’accepte aucune autorité et jamais ne courbera l’échine devant un autre homme. La svastika n’a ici rien à voir avec le nazisme, elle consacre le courage de ceux qui n’ont pas avoué leurs crimes. Les épaulettes renvoient à un système de grade d’inspiration militaire. Les têtes de mort sont attribuées aux auteurs de crimes de sang, les crimes les plus « prestigieux ».

La nature du crime : le crucifix sur la poitrine, l’épaule ou les doigts, signifie que le prisonnier appartient à la « caste des voleurs ». Un chat renvoie également au vol : un seul chat indique que le prisonnier a agi seul, plusieurs qu’il appartient à un gang. Une vierge avec un enfant signifie qu’un voleur l’est depuis son enfance. Le poignard désigne l’agresseur sexuel. Les araignées sont réservées aux toxicomanes, le sens vers lequel elles sont orientées permet de savoir si son porteur est toujours accroc.

La sentence : le nombre de croix sur les phalanges ou le nombre de coupoles (souvent une église orthodoxe est tatouée sur le torse ou le ventre) permettent de connaître le nombre de fois qu’un détenu est passé par la case prison. Le nombre d’étoiles sur le corps correspond au temps passé en prison. Le fil barbelé est porté (souvent sur le front) en cas de peine à perpétuité.

La fin d’un monde

Aujourd’hui les codes et significations des tatouages n’ont plus cours. Avec la chute du communisme, les Vory v Zakone ne sont plus aux commandes des prisons russes, les plus prospères d’entre eux ayant migré depuis belle lurette sur la Riviera ou à Londres.

L’économie de marché a chamboulé la société russe jusqu’au sein même des établissements pénitenciers. Les valeurs prônées par les vor ont été remplacées par celle de l’argent, cette « new Russian money » qui abreuve les circuits de l’illicite fait désormais office de passe-droit. Désormais, l’autorité et les protections s’achètent.

Si les nouvelles générations prisent toujours autant le tatouage, c’est uniquement pour son aspect esthétique.

Autre époque.

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