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Les histoires d’amour des rappeurs, évolution entre réalité et fiction

Les histoires d’amour des rappeurs, évolution entre réalité et fiction

Une thématique enfin traitée à sa juste valeur ?

En prenant auprès des jeunes générations la place qu’occupaient la chanson française et la variété au cours des décennies passées, le rap a été contraint d’adapter progressivement ses thématiques afin d’occuper au mieux tout l’espace disponible dans les playlists d’un large panel d’auditeurs. Si les obsessions historiques des rappeurs restent très prégnantes, la palette s’est extrêmement diversifiée, et surtout, des problématiques autrefois difficiles voire impossibles à traiter sont devenues centrales. La question des relations amoureuses, propos essentiel dans bon nombre de genres musicaux, est ainsi longtemps restée secondaire dans le rap français -que ce soit par manque de maîtrise du sujet, par manque de cohérence avec l’univers des artistes, ou à cause des réactions mitigées du public face aux tentatives pas toujours réussies. La donne a donc fini par changer, et on ne compte plus le nombre de rappeurs s’aventurant sur la question, que ce soit en narrant leurs propres relations -heureuses ou malheureuses- ou en les scénarisant de A à Z.

https://www.youtube.com/watch?v=eA75g-XJ8D4

Les débuts : l’exception MC Solaar

Entre la toute fin des années 80 et le début des années 90, le rap prend ses marques médiatiques en France et se positionne tout de suite comme un genre en opposition avec la variété et ses thématiques. Les premiers groupes à se faire un nom (NTM et IAM et premier lieu) traitent bon nombre de questions mais ne s’arrêtent jamais sur celle des relations sentimentales, et surtout, n’abordent jamais la question de leur vie amoureuse -qui aurait d’ailleurs beaucoup dénoté au milieu d’un tracklist, calé entre Pour un nouveau massacre et Police. A l’époque, seul MC Solaar prend le parti assumé de jouer dans une autre cour, et le succès du single Caroline (tiré de l’album Qui sème le vent récolte le temps, publié en 1991), récit d’une déception amoureuse, prouve déjà que le rap peut être un support efficace pour aborder ce type de sujet.

Le rap français traverse alors la première moitié des années 90 sans une once de sentiment amoureux, et il faut attendre l’explosion médiatique de la fin de la décennie pour que certains osent enfin se lancer. Trois types de traitements différents se mettent alors en place au cours des années suivantes :

  • ceux qui font dans l’introspection et livrent des sentiments réels, à l’image d’Akhenaton en 2001 sur Quand ça se disperse ( « J’l’ai laissée partir souriante, j’suis resté planté là avec mes bagages d’ennuis »)
  • ceux qui traitent de la question de l’amour de façon très générale, comme Oxmo Puccino dans Amour et Jalousie (1998), n’évoquant pas seulement les relations hommes-femmes, mais aussi l’amour d’une mère pour son fils, d’un frère pour son frère, et tout ce qui en découle (jalousie, espoir, envie).
  • enfin, ceux qui font dans la pure fiction. On pense par exemple à Rocca sur Diana, l’histoire d’un homme qui rencontre la femme de sa vie alors qu’il est déjà marié et père de famille, et qui sombre petit à petit jusqu’à commettre l’irréparable.

Comme MC Solaar quelques années plus tôt, Doc Gynéco est l’exception qui confirme la règle, tant il joue son rôle d’amoureux de la femme à merveille -quitte à proposer une vision de l’amour assez inédite, comme sur Ma Salope à moi ( « Quoi qu’on dise sur toi ma salope à moi, quoi qu’on dise sur toi je suis love de toi »). A l’époque, l’industrie du disque commence à saisir le potentiel commercial du rap français et tend à formater un certain nombre de singles pour leur offrir une dimension aussi mainstream que possible. Le rap se marie alors de plus en plus régulièrement avec le RnB français, un genre qui se prête particulièrement bien aux histoires d’amourettes. Les featurings entre rappeurs et chanteuses deviennent alors légion, à l’image de ces combinaisons Disiz-Jalane ou Eloquence-Kayliah, tous deux tirés de bandes originales de Taxi (respectivement le deuxième et le troisième film), qui cartonnent pendant la première moitié des années 2000.

https://www.youtube.com/watch?v=sf6NSsknyQI

Les tubes de la génération Taxi

Malgré toute la virtuosité d’Éloquence -qui, derrière ce titre, reste l’une des meilleures plumes françaises-, on sent bien que Match Nul contient bien peu de sentiments personnels et beaucoup de brodage autour d’une relation scénarisée. Le succès de ce type de titre ouvre cependant la voie à d’autres tentatives plus ou moins réussies (on se souvient par exemple de Tony Parker et son Premier Love), qui trouveront leur apogée avec l’un des plus gros tubes rap/RnB de la décennie, Confessions Nocturnes. Récit d’une histoire d’adultère côté victime, ce titre représente la quintessence de ce qu’est la chanson d’amour dans le rap au milieu des années 2000 : un storytelling scénarisé jonglant entre rap et chant, avec très peu de nuance dans le traitement de la question.

A la même époque, les rappeurs moins mainstream tentent d’aborder la question de l’amour avec des angles nouveaux, offrant un large panel de traitements du sujet : Ali y voit une dimension religieuse et se penche sur la question avec beaucoup de sérieux dans A.M.O.U.Rl’amour n’est pas une attraction grotesque, mais le relais du don de la vie »); Nakk est beaucoup plus sarcastique dans L’amour, quelle comédieton avocat a beau être le meilleur du monde, c’est la tristesse qui aura la garde du môme »). Certains commencent tout de même à se livrer timidement, à l’instar de Nessbeal, très introspectif sur Peur d’aimerles soucis m’éloignent de l’amour, m’rapprochent de mes doutes, le vide d’une poche c’est la rupture du couple »), Diam’s encore une fois sur Vénus, ou encore Kool Shen, qui avait toujours déclaré qu’il n’écrirait de chanson d’amour que quand il serait prêt, et se lance finalement à 37 ans avec Un Ange dans le Ciel, hommage à la disparue Lady V. Il sanctionne ainsi -involontairement- une première forme de maturité du rap français.

Petit à petit, les têtes d’affiche se laissent aller à ouvrir leur coeur, et la période de transition entre la fin des années 2000 et le début des années 2010 voit deux types de rappeurs choisir leur camp : d’un côté, ceux qui ne parlent d’amour que pour exprimer leur rejet, comme Nysay sur Je t’aime, moi non plusje peux pas te dire je t’aime après t’avoir craché dans la bouche dans la cage d’escalier ») ou Orelsan sur Sale Puteje t’aime, j’ai la haine, j’te souhaite tous les malheurs du monde ») ; de l’autre, ceux qui expriment timidement leurs sentiments : Mister You sur J’Regarde en l’airje me sens totalement du-per, moi qui m’étais juré de n’aimer que ma mère ») ; Fianso sur Elle était belle (bien que le titre ait été écrit initialement pour La Fouine) ; et même Booba sur Scarfaceau-delà du fait que tu es bonne, je veux le coffre-fort de ton cœur »). Globalement, malgré cette petite évolution sur la place des sentiments dans le rap, les filtres sont encore très présents, et les rappeurs qui se livrent prennent encore soin de jouer la carte du second degré, pour ne pas tomber dans un style émo qu’il aurait été difficile d’assumer à l’époque.

De « Tombé pour Elle » à « Paradis »

Pendant la première moitié des années 2010, des tubes comme Bella (Gims) ou Tombé pour elle (Booba) prouvent rapidement que jouer les amoureux est l’un des meilleurs moyens de toucher un public large et de dépasser l’auditorat classique du rap français. Un traitement de plus en plus sérieux et adulte de la question sentimentale s’installe alors progressivement : les rappeurs acceptent chaque année un peu plus de mettre de leur personne en avant, laissant la carapace se fissurer.

Ce sont évidemment les plus anciens qui le pied à l’étrier, comme Mac Tyer sur le titre Un jour peut-être, récit d’une relation terminée mais jamais vraiment refermée sur le plan des sentiments (« On s’aimait, on s’est déchiré, on s’est séparés plusieurs fois, là c’est fini pour de vrai, bébé pas comme la dernière fois »). Autobiographique, introspectif et terriblement sincère, le rappeur d’Aubervilliers a surpris son monde en se livrant autant, démontrant que même un profil très street à la base pouvait faire dans l’émotion. Dans le même temps, une scène moins exposée commence à toucher les auditeurs avec des textes empreints de sentiments : on peut citer à titre d’exemple Jorrdee avec Rolling Stone ou Zekwe avec Premier Métro. Peu à peu, le rap français comprend donc qu’il peut et doit se laisser aller et assumer définitivement son traitement de la question amoureuse.

A partir de 2015, le rap français évolue à une vitesse frénétique et absorbe une quantité phénoménale de nouvelles tendances : rythmiques reggaeton, ambiances planantes, hybridations en tous genres (afro-trap), ouverture pop de plus en plus assumée … Nos artistes trouvent donc de nouveaux écrins pour dérouler leurs sentiments, adoptant progressivement des codes qui ont assuré le succès de la chanson française pendant des décennies. Le public réceptif aux nouvelles propositions du rap français s’élargit, et surtout, se diversifie. Le succès d’un artiste comme Jul tend à renforcer cette tendance, certains de ses principaux tubes (Mon Bijou, Tchikita) étant clairement des chansons d’amour assumées. Qu’elles soient identifiés pop urbaine (Dadju, Lomepal) ou qu’elles aient des profils plus orientés rap sur la forme (Nekfeu, Moha la Squale), les principales têtes d’affiche jouent à fond la carte des sentiments et n’hésitent plus à dévoiler tout ce qu’ils ont dans le coeur. Là où Orelsan, par exemple, naviguait entre réalité et fiction quand il traitait du sujet des relations amoureuses par le passé (Sale Pute, Double Vie, Finir Mal), il se livre aujourd’hui entièrement, et semble-t-il, sans le moindre filtre (Paradis).

Des profils très street n’hésitent plus à se livrer complètement

Signe que le rap avait peut-être simplement besoin de gagner en maturité pour parler d’amour, il est aujourd’hui capable de produire de véritables albums de rupture, à l’image de Moïse the Dude ou de Flynt, qui évoque le décalage dans le couple (« elle veut faire construire une maison, j’aimais bien ma garçonnière »), le divorce (« il est temps qu’on se sépare car on ne se supporte plus »), la garde des enfants (« j’ai peur pour nos enfants bien évidemment, faisons les choses intelligemment ») tout au long de son dernier album, Ca va bien se passer.

https://www.youtube.com/watch?v=IkBjFyvo-Yc

Alors que la chanson française a connu ses plus grands succès et perduré pendant des décennies en narrant encore et toujours ses histoires d’amour, le rap a pris son temps avant de se lancer timidement dans ce registre si peu familier. Après avoir beaucoup tâtonné, il a fini par s’y engouffrer, saisissant par la même occasion le potentiel monstrueux qu’offrait la corde sensible des auditeurs. Ajoutant une nouvelle corde à son arc, le rap français est aujourd’hui devenu l’un des meilleurs écrins possibles pour écrire sur la thématique des relations amoureuses, que ce soit pour réaliser des tubes ou pour s’offrir de longues introspections. Trente ans après Caroline, MC Solaar, marginalisé par le monde du rap à l’époque, serait en plein dans la tendance aujourd’hui.

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