L’industrie musicale a-t-elle crié victoire trop tôt ? Gare aux indépendants !
En 2015, pour la première fois en 20 ans, le marché mondial de la musique a renoué avec la croissance (+3,2% pour atteindre les 15 milliards). Des chiffres qui redonnent le sourire à une profession qui a connu des années éprouvantes, mais qui semble apercevoir la lumière au bout du tunnel depuis quelque temps. Décrié à ses débuts, toute l’industrie mise aujourd’hui sur le streaming. Une nouvelle manière de consommer la musique qui doit quand même livrer encore quelques combats. La promesse initiale « toute la musique du monde pour le prix d’un CD par mois » connait des astérisques de dernière minute. Entre exclusivités, dumping, recherche du monopole et changement de rôle, l’avenir de la musique enregistrée se joue sous nos yeux.
Le streaming, tout le monde veut croquer le gâteau
Le streaming a longtemps rimé avec Spotify (à l’international) et Deezer (en France). Ces plateformes d’écoute en ligne se sont lancées il y’a dix ans avec pour promesse de permettre à tout le monde d’accéder au plus grand catalogue musical contre seulement 10€ par mois (ou un peu de « temps de cerveau disponible », avec la publicité). Ces plateformes ont dû convaincre les maisons de disque (qui avaient raté le virage du numérique), les utilisateurs (qui pouvaient télécharger directement leur musique sur Megaupload ou autres site du genre) et les artistes (qui voyaient les contrats brisés les uns après les autres). Si dans un premier temps les maisons de disques étaient méfiantes vis-à-vis du streaming, y voyant un risque pour le paradigme actuel de la consommation de la musique, elles ont quand même décidées de jouer le jeu.
Quelques années plus tôt, après avoir échoué à lancer leur propre plateforme de téléchargement légal, les producteurs de disques se sont laissé soumettre par iTunes auquel ils avaient accordé des conditions trop favorables. En réussissant ce que tout le monde pensait impossible, le supermarché digital d’Apple raflait 75% du marché de la musique en ligne. Cette fois-ci, il n’était plus question de permettre aux plateformes de devenir des géants sans en récolter une partie des bénéfices. Les majors (Sony, Warner et Universal) ont accepté de signer des accords pour que les plateformes streaming utilisent leurs catalogues en échange de parts dans l’entreprise (en plus du reversement par écoute). Pari gagnant, puisque les majors détiennent 20% de Deezer aujourd’hui valorisé à 1 milliard (soit 78 millions rien que pour Universal). Cette convergence d’intérêts entre les majors et les plateformes streaming a permis à ce mode de consommation d’avoir le temps de se développer pour représenter aujourd’hui plus de 20% du chiffre d’affaires de la musique en France.
Lorsque le streaming est apparu comme le sauveur de l’industrie musicale, les plateformes ont commencé à se multiplier. Le duo Spotify, Deezer a été rejoint par de nombreux camarades : Qobuz, Napster, Google Play Music, Tidal, Réglo Musique (des magasins Leclerc), JukeBox (de la Fnac), Amazon Music Unlimited ou encore le géant californien avec Apple Music. D’ailleurs le lancement du site de streaming de la pomme a accéléré la guerre dans le streaming en signant la fin du téléchargement légal (qui est en chute libre depuis deux ans). Le marché est constitué dorénavant d’une multitude de concurrents bien décidés à dominer (un point commun avec le rap game).
La tentation de l’exclusivité
Le business model des plateformes de téléchargement est simple. Ces plateformes permettent à leurs membres d’écouter de la musique et se doivent de reverser une partie des gains générés par la publicité et les abonnements aux producteurs et aux artistes. Charge aux plateformes de rentabiliser leurs coûts avec ce qu’il reste. Ces coûts sont cependant très élevés (développement informatique, serveurs, marketing, service client,..) et il est très difficile d’atteindre le point mort. Malgré d’énormes chiffres d’affaires, Spotify et Deezer sont en perte chaque année depuis leur création. Avec l’arrivée de nouveaux concurrents, la pression augmente sur les plateformes qui savent que leur avenir va se jouer dans leur capacité à devenir la plateforme de prédilection sur lesquelles les auditeurs iront s’inscrire. Ces entreprises se heurtent à l’uniformisation de l’offre. Mis à part quelques tentatives : Tidal dans une meilleur redistribution aux artistes, Qobuzz dans la qualité audio ou Amazon Music Unlimited dans le prix (en vendant presque à perte misant sur son activité e-commerce pour rentabiliser) ; il est difficile de se distinguer. Toutes les plateformes répondent au même principe : permettre d’écouter un énorme catalogue facilement. Difficile de convaincre de prêcher pour sa paroisse quand l’offre est quasiment identique (même prix, même contenu, mêmes fonctionnalités, mêmes applications).
Pour les plateformes de streaming il n’était pas moins primordial de devenir l’acteur principal du marché voir, dans l’idéal, accéder à une situation de monopole. Apple, par exemple, a bénéficié d’une situation de quasi-monopole sur le téléchargement avec iTunes. L’entreprise a attendu le dernier moment pour se lancer dans le streaming avec pour objectif d’atteindre la même situation en un minimum de temps. Cette situation de quasi-monopole permet d’impacter ses coûts fixes mais surtout de posséder un plus gros pouvoir de négociation avec les producteurs (qui ne pourraient pas se permettre de se mettre à dos le plus gros diffuseur mondial). Pour rattraper ses 8 années de retard Apple peut compter sur sa botte secrète : les exclusivités. Ces exclusivités prestigieuses, négociées à prix d’or, comme Drake ou encore JUL, lui accordent un avantage stratégique vis-à-vis des autres plateformes. Apple Music a réussi à convaincre 15 millions d’abonnés payants en seulement un an (contre 6 millions en 10 ans pour Deezer).
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Mais ces exclusivités sont un énorme risque pour le streaming. Soit Apple Music arrive à obtenir un monopole et on perd les bienfaits de la concurrence (pouvoir de négociation, moteur d’innovation,..) soit les autres plateformes se lancent dans la course à l’exclusivité. Cette deuxième solution, déjà entamée par Tidal et Spotify, entrainerait la fin de la promesse initiale du streaming « toute la musique du monde pour le prix d’un CD par mois ». On devra choisir sa plateforme selon ses artistes préférés, comme c’est le cas à Noël quand il faut choisir entre Xbox (et Halo) ou Sony (et Uncharted). Progressivement les utilisateurs de streaming (sauf quelques rares passionnés qui pourraient accepter de s’abonner à plusieurs plateformes) délaisseraient ce mode de consommation pour retourner sur YouTube, T411 ou Zone-Téléchargement. Ainsi, des entreprises aux moyens démesurés (Google, Apple et Amazon) pourraient mener une guerre au monopole qui tuerait l’avenir de la musique enregistrée, qui venait tout juste de reprendre des couleurs. Un risque qu’a bien identifié Universal Music (première major mondiale avec 40% de part de marché) qui a annoncé cet été mettre fin aux exclusivités. Les majors n’ont rien à gagner à cette prolifération d’exclusivités qui risque de tuer dans l’oeuf leur nouvelle poule aux oeufs d’or.
Les plateformes de streaming, bien plus que distributeur ?
Pour continuer à faire des exclusivités, les sites de streaming vont devoir se tourner vers les artistes indépendants, sans passer par les majors. Quitte à se mettre ces acteurs historiques de la musique enregistrée à dos. En échange d’un montant inconnu, la star du RnB Franck Ocean a décidé de faire un pied de nez à sa maison de disque Universal Music pour sortir en exclusivité son album « Blonde » chez Apple Music et iTunes. Ce deal est révélateur de deux choses : les plateformes de streaming pourront compter sur l’individualisme de certains artistes et ces mêmes artistes ont une alternative aux maisons de disque. Avec la montée du digital, il est tout à fait possible pour une entreprise comme Apple de permettre à un artiste renommé de sortir son album dans de très bonnes conditions. Pour cela il suffit de lui avancer les fonds nécessaires à la production de son album (clips et studio) et au marketing. La distribution se faisant en un clic, d’autant plus en cas d’exclusivité. Dans ces cas les plateformes de streaming remplissent un rôle bien plus large que celui d’un simple distributeur.
On peut s’attendre à ce que les artistes se tournent de plus en plus vers l’indépendance pouvant se reposer sur la logistique de grosses plateformes de streaming. En tant que plus gros vendeur indépendant, JUL est le seul artiste français à avoir noué une exclusivité streaming avec Apple Music lors de la sortie de « My World ». Le rap étant sureprésenté en streaming (une sureprésentation qui devrait s’équilibrer à moyen terme d’après Pascal Nègre, l’ancien patron d’Universal, lors de sa Keynote au MaMa), les aubaines pour les rappeurs indépendants vont se multiplier. Ce n’est pas un hasard si le dernier album de PNL, « Dans la Légende » a failli sortir en exclusivité sur une seule plateforme streaming. Cette guerre à l’exclusivité se fera au détriment de l’industrie. De quoi conclure sur une punchline de Booba, qui a d’ailleurs lui aussi annoncé la mort du disque au profit du streaming : « J’prends l’industrie à quatre pattes, crache dans leur gâteau ».